Boris Berezovski et le pillage de la Russie*

von Jean-Marie Chauvier, 09.05.2010, Veröffentlicht in Archipel 93

Le sujet (re)tombe à pic: Exilé en France, d’où il anime, en Russie, un mouvement d’opposition libérale à Vladimir Poutine, le financier de haut vol et ancien magnat des médias Boris Berezovski accuse le président russe, sa propre créature, d’avoir été au parfum (pour le moins) des attentats «tchétchènes» (près de 300 morts, automne 1999) qui servirent de prétexte à la deuxième guerre de Tchétchénie et au lancement de la campagne électorale du nouvel «homme fort» du Kremlin. A Moscou, un film du journaliste français Jean-Charles Deniau, apparemment favorable à cette version des événements, a été présenté par des organisations de Droits de l’Homme elles-mêmes financées par Berezovski. L’ennui, c’est que ces hypothèses monstrueuses, nullement à exclure, restent mal étayées et que la personne qui les reprend à son compte, Boris Berezovski, jouait à l’époque des attentats un rôle plus important que celui de Poutine (vu qu’il était en train de fabriquer ce nouveau venu dans le firmament politique russe) et, d’ailleurs, il entretenait lui-même des liens douteux, et déjà anciens, avec les milieux affairistes tchétchènes reconvertis dans l’islamisme de combat. Mais venons-en à l’ouvrage-réquisitoire dressé contre Berezovski, qui est aussi un plongeon hallucinant dans le cloaque de la «Nouvelle Russie» politico-affairiste.

Qui est l’auteur?
Paul Klebnikov est un journaliste libéral bon teint de la presse financière américaine (Forbes), d’origine russe, manifestement très irrité par le comportement des élites capitalistes de Moscou, et plus spécialement par leur figure emblématique maudite Boris Berezovski. Pas l’once d’une idéologie subversive dans sa démarche, sans doute une part de règlement de comptes mais dûment documenté et probablement secondé par une armée d’avocats. Klebnikov n’avait d’ailleurs qu’à se pencher pour ramasser les ordures: la cible Berezovski est croustillante à souhait et se prête trop aisément à l’attaque.

Qui est l’accusé?
Boris Berezovski est un mathématicien spécialisé dans les systèmes informatiques, converti aux affaires en 1989, qui a fait fortune dans la commercialisation des voitures, l’exportation fraduleuse des matières premières, l’évasion des capitaux, la Suisse et le pétrole sibérien, ainsi qu’à la tête de principale chaîne télé d’Etat ORT (partiellement privatisée par ses soins) puis de la chaîne privée TV 6 récemment fermée par Poutine. Un Prince déchu, désormais, menacé de poursuites judiciaires et contraint à l’émigration qu’il croit provisoire, vu qu’il se voit bientôt de retour, à la tête d’une opposition terrassant le dragon Poutine. Dans l’attente de ce grand destin, Berezovski vit en exil dans une villa d’Antibes et conférencie à Paris et à Londres.

Parrain du Kremlin?
De tous les grands oligarques financiers hissés au sommet de l’économie et du pouvoir au cours des années Eltsine (on en a dénombré sept principaux) Berezovski fut le plus influent, personnellement très lié à l’ex-président-fondateur de la nouvelle Russie Boris Eltsine. C’est également lui qui mit sur orbite Vladimir Poutine, lequel se débarrassa par la suite de son encombrant sponsor.

Pillage de la Russie?
(…) Il s’agit des détournements massifs, depuis la fin des années 80, de ressources naturelles, de métaux précieux, des réserves d’or, des capitaux, des industries ex-soviétiques privatisées et de leurs réseaux commerciaux par l’ancienne nomenklatura et les nouveaux milieux d’affaires à des fins d’enrichissement personnel. D’autres ont dit: «le hold-up du siècle». Sous réserve d’inventaire et d’analyse approfondie, l’ouvrage regroupe de façon crédible une masse d’informations plus ou moins connues, mais que les bons usages commandaient de taire, sachant que les «criminels» visés étaient (et pour la plupart restent) de grands amis du FMI, des gouvernements occidentaux, de la presse et des centres universitaires mobilisés dans la défense et illustration de la «transition» libérale à l’Est. Exception faite de gangsters trop encombrants, d’amis trop discrédités tel Berezovski.
Le pillage s’effectue en trois temps, qui sont autant de gradations dans le processus de réformes dites «du Marché et de la Démocratie» tel que mis en branle avec le concours du FMI et de divers conseillers occidentaux.

Premier temps
Sous le régime soviétique, fin des années 80 et jusqu’en 1991: les réformes de 1987-88, sans doute à l’insu de leur initiateur Mikhail Gorbatchev, sont la brèche par où s’engouffrent les mafias – venues de loin, du banditisme ordinaire, ou déjà installées dans les rouages du pouvoir sous Brejnev – pour blanchir leurs fortunes et travailler au grand jour dans les nouvelles entreprises de marché. Il s’agit des «coopératives», de fait un secteur privé encore inavoué, et des joint ventures (entreprises mixtes avec capitaux étrangers) bénéficiant d’avantages fiscaux et du pouvoir d’exporter leurs bénéfices. En même temps s’organise l’évasion de capitaux (dont la fortune du PCUS qui file à Chypre, au Luxembourg, au Portugal…) et de réserves d’or et de devises. Ce début de pillage est le fait de dirigeants politiques du parti communiste et du KGB. (l’auteur met en cause des chefs du KGB passés dans le camp démocrate, comme le général Filip Bobkov, futur responsable des services de sécurité du groupe «Most» et le général Kalouguine, réfugié aux Etats-Unis) Selon Klebnikov, la disparition de l’or et des devises en 1990 explique en partie pourquoi l’URSS perd son statut de superpuissance et n’a plus d’autre choix que de suivre les Etats-Unis, par exemple, dans la guerre du Golfe. En ce premier temps-là, Boris Berezovski, créateur de la firme «Logovaz», capte la commercialisation des voitures «Lada» où il passe déjà maître dans l’évasion des capitaux, notamment avec la complicité de firmes suisses. Grâce à des marges insensées entre le prix d’achat à l’usine et celui de la vente sur les marchés extérieurs, les vendeurs s’enrichissent alors que «Lada» périclite. C’est à cette époque que Berezovski noue des relations d’affaires avec le mafieux tchétchène Chamil Bassaiev, alors qu’une «guerre des gangs» s’amorce, qui va ensanglanter Moscou pendant plusieurs années.

Deuxième temps
En 1991-92, sous Boris Eltsine: c’est celui de la vraie «révolution» qui met fin au système soviétique, le «pillage» n’est plus le dérèglement de l’ancien système, il devient le centre nerveux de la nouvelle configuration (on ne parle plus de «système»!) politico-économique en gestation. Les ruptures d’égoûts forment un cloaque généralisé. Au lendemain du putsch antiréformateur raté d’août 1991 durant lequel, selon l’auteur, «la majorité de la population resta neutre» mais qui vit le triomphe de Boris Eltsine, la firme de Berezovski (Logovaz) reçut une licence spéciale d’exportation de pétrole, d’aluminium et d’autres matières premières stratégiques. La «thérapie de choc» du premier ministre Egor Gaïdar (1992), autrement dit la «libération des prix» associée à la fin de l’Union soviétique et de son monopole d’Etat du commerce extérieur, va permettre aux élites russes d’initiés de vendre en masse sur les marchés à devises fortes les produits énergétiques (pétrole, gaz) et industriels (voitures), leur surprofit étant assuré grâce au double avantage du maintien d’un double système de prix (bas à l’achat en ex-URSS, élevé à la vente en vertu des cours mondiaux) et de la privatisation du commerce (en quelques mois, l’exportation est soustraite à l’Etat, pour 30% du pétrole et 70% des métaux). La liberté nouvelle permet de jouir sans entraves: il n’y a, à ce moment-là, ni taxes, ni droits de douane. Berezovski, ses associés suisses (et beaucoup d’autres) affinent leurs systèmes financiers dans divers paradis fiscaux.
Le troisième temps, ce sont les privatisations, ou le bradage des entreprises d’Etat par leurs propres dirigeants qui les «récupèrent» ensuite à leur valeur boursière… Ainsi les pétroles Lukoil vendus aux enchères pour 704 millions de dollars en 1993-94, sont estimés sur le marché boursier en 1997 à près de 16 milliards de dollars, et les 51% de parts de Sibneft (pétrole sibérien), estimées à 196 millions de dollars lors de leur mise à prix en 1995 se retrouvent à 1,8 milliards sur le marché boursier en 1997. C’est là (dans les pétroles sibériens) que se poursuit la saga Berezovski, qui conquiert également les medias (ORT), l’aluminium et des tas d’autres bricoles. Parmi les sources jaillissantes de profits, il y aura aussi l’immobilier, la spéculation sur les bons du Trésor etc.
La marche triomphale des prédateurs, comme on sait, est brutalement freinée par le krach financier d’août 1998, où les moins féroces laisseront quelques plumes. Crise. L’ultralibéral Kirienko s’en va. Un gouvernement centriste, sous la conduite d’Evguény Primakov s’installe. Rappelez-vous: la mobilisation contre le «péril rouge» des médias «indépendants» (NTV, Ekho Moskvy etc., le dépit de la presse parisienne envers «l’ancien espion du KGB Primakov» suspect de «retour au soviétisme». De fait, Primakov est un libéral plus modéré, réformateur mais soucieux d’une certaine régulation étatique. Son grand tort est de vouloir ouvrir des enquêtes sur les magouilles du Kremlin et des oligarques. Vent de panique. Qui nous débarrasse du supposé Zorro? Berezovski, encore lui, qui se charge, avec d’autres copains du sérail, de trouver une issue à la crise du régime eltsinien moribond. Une issue nommée Poutine et campagne en Tchétchénie.
Les informations de Klebnikov n’ont rien de très sensationnel pour ceux qui ont suivi de près les avatars du «capitalisme de prédation» en Russie, elles recoupent largement d’autres sources. L’auteur, Klebnikov, dresse de toute cette aventure un bilan social effrayant – mais pas nouveau non plus – et cite l’estimation d’un démographe américain: trois millions «d’excédent de décès» de 1992 à 1998, un bilan meurtrier qui rappelle les périodes de famine et de guerre, même s’il ne s’agit ici «que» de meurtres, de suicides et d’effondrement du système de santé. Accablant pour Berezovski, qu’il soupçonne de crimes sanguinaires, le livre de Khlebnikov ne fait qu’égratigner d’autres vautours d’envergure responsables de ce brigandage, et toujours aux commandes. Il ne met que rarement en cause les «associés» étrangers, le Fonds Monétaire International et les inspirateurs américains des «réformes russes». Le lieu d’où parle Klebnikov ne lui permet probablement pas de s’aventurer au delà de la charge d’un bouc émissaire. Si les réformes n’ont pas marché, c’est la faute aux Russes, à leur tendance au «double jeu», à la «malhonnêteté», au «nihilisme généralisé». C’est que Klebnikov croit aux vertus du capitalisme, l’authentique, que les Russes n’ont pas bien compris. Il pense aussi que «l’autodestruction» de la Russie prendra fin, et que le salut pourrait venir de Vladimir Poutine. Laissons-lui ces fortes pensées!
On ne peut demander au journalisme d’investigation des milieux d’affaires américains plus que ce qu’il ne peut donner. Son apport est déjà considérable: cette démonstration, par exemple, que ce n’est pas à proprement parler un Etat «d’essence criminelle» qui aurait perpétré l’ultime forfait, le «pillage de la Russie», mais plutôt un réseau politico-affairiste mené par l’équipe Eltsine-Gaïdar qui – pour autant que l’Etat soit démantelé – parvient à réaliser ses objectifs privés. Il reste à resituer la phase criminelle et «autodestructrice» de la refonte libérale en Russie dans son contexte – à la fois processus économique et social interne de plusieurs décennies et ouverture brutale aux réalités du marché mondialisé. Le crime organisé n’est évidemment ni une spécificité russe, ni l’unique dimension des bouleversements qui affectent l’ancienne Union soviétique! Gardons-nous d’une «mafia» fourre-tout un peu mythologique!
Quant à Boris Berezovski, aux dernières nouvelles, il finance des mouvements de défense des Droits de l’Homme et des journaux en Russie et entretient de multiples contacts politiques et syndicaux avec l’objectif de faire tomber Poutine. Non sans choisir comme terrain de bataille, plutôt miné, celui-là même où il avait été le maître d’œuvre du nouveau premier ministre Poutine en 1999: le déclenchement de la deuxième guerre de Tchétchénie.

* Paul Klebnikov: «Parrain du Kremlin - Boris Berezovski et le pillage de la Russie»
Robert Laffont 2001 21,20 Euros