ETATS-UNIS: Crossing Borders - Passer les frontière

09.05.2010, Veröffentlicht in Archipel 156

Les luttes des immigrés pour la régularisation, contre le racisme et l’exploitation, actuellement l’une des composantes les plus dynamiques et prometteuses du mouvement social en Europe, ont trouvé sous la forme d’un livre une nouvelle et importante mise en relation avec les luttes correspondantes aux Etas-Unis. Même si ce livre n’existe à ce jour qu’en anglais et en allemand, l’article qui lui est consacré nous a paru suffisamment intéressant en lui-même pour le publier ici.

La publication de «Crossing Borders - Emigration et lutte des classes dans l’histoire des Etats-Unis d’Amérique», de Justin Akers Chancon et Mike Davis, peut être considérée comme une contribution certaine à un mouvement transnational pour les droits sociaux à l’échelle planétaire.

Le camp No Border qui s’est tenu en Ukraine en août dernier a vu la participation d’activistes venus des Etats-Unis qui projetaient l’organisation d’un camp à la frontière mexicaine. Ce camp a bien eu lieu, mais après la sortie du livre de Chancon et Davis qui n’en fait donc pas mention, pourtant on remarque en le lisant qu’il s’agit bien là des mêmes engagements et des mêmes combats. Les deux auteurs ont eu le désir d’écrire ce livre suite à la grande vague de manifestations, de blocages et de grèves qui a déferlé sur les Etats-Unis au printemps 2006. Des centaines de milliers de personnes sont descendues dans la rue pour manifester contre l’amendement Sensenbrenner (du nom du député républicain qui l’avait proposé et qui menaçait de réduire considérablement les droits des immigrés), et en faveur de la régularisation et de l’égalité des droits. Sur une banderole on pouvait lire: «Vous avez réveillé un géant endormi», ce qui voulait dire: nous avons toujours été là, nous avons toujours travaillé et nous contribuons grandement à la richesse de ce pays. Nous sommes repoussés à la marge, vous ne voulez pas nous voir – aujourd’hui nous nous défendons!

Luttes et répression en Californie Dans ses derniers livres (La naissance du tiers-monde, Planète des taudis), Mike Davis mettait l’accent sur une recherche sociale et une pratique politique émancipatrices; cette fois il débute en consacrant une centaine de pages aux luttes des immigrés, à la violence et à la répression dans l’histoire californienne. A ce sujet, le thème principal est celui de la production agricole qui, dès le XIXème siècle dans l’ouest des Etats-Unis, s’est appuyée massivement sur une main-d’œuvre à bas salaires et privée de droits. Au début du XXème siècle s’est établie une structure sociale comportant une classe possédante de fermiers blancs face à une grande masse d’ouvriers agricoles, de toutes les ethnies possibles, embauchés et renvoyés selon la conjoncture et les besoins, exploités et criminalisés, excités les uns contre les autres. La lecture de ces pages nous éclaire: la Californie telle que Steinbeck l’a décrite dans ses romans était un modèle de racisme et d’exploitation – ce n’est pas pour rien qu’on parlait de «fascisme fermier»… – et ce modèle a influencé d’autres régions d’agriculture intensive, y compris ici en Europe: à Almeria dans le sud de l’Espagne, dans les Pouilles, les Bouches-du-Rhône en France, en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas, l’agriculture industrielle continue à fonctionner comme autrefois, grâce à la disponibilité d’immigrés qu’on cherche à diviser selon des critères ethniques et sexistes. Dans la brochure éditée par le FCE, Le goût amer des fruits et légumes (2004), un article est consacré à cette influence du modèle californien; Mike Davis reprend ce thème et l’approfondit.

En ce qui concerne l’histoire de cette partie des Etats-Unis, il décrit de façon impressionnante les structures de la violence blanche et la résistance des immigrés. Tandis qu’au Sud, c’est le Ku Klux Klan qui se charge de la répression, et en Pennsylvanie les grosses entreprises, l’Ouest se caractérise par le mouvement des vigilantes. Pour l’essentiel il s’agit de milices d’autodéfense qui instaurent «leur propre justice afin de stabiliser le système» en s’appuyant sur la violence ethnique et raciste. «Les vigilantes prennent le droit en main pour consolider les structures dominantes de pouvoir, non pour les contourner. (…) Que sa cible soit un prisonnier noir, un syndicaliste, un militant de gauche ou un simple criminel, cette violence hors-la-loi doit maintenir le statu quo».

C’est pourquoi il était impossible que le New Deal de Roosevelt atteigne les régions rurales de Californie. A la différence de la violence classique d’extrême droite, celle des vigilantes est célébrée aujourd’hui comme «une part de l’héritage romantique de la démocratie du Far-West. On cultive l’image du vigilante héroïque qui n’hésite pas à prendre le fusil pour rétablir le droit et l’ordre dans une société envahie par des immigrés criminels et des politiciens corrompus». Cette violence blanche, originaire non pas d’«en haut» mais du centre même de la société, touchait selon la conjoncture les immigrés chinois, japonais, philippins et latino-américains, les Noirs et des groupes de Blancs marginaux. Davis: «L’histoire de la Californie est souvent présentée comme une suite de violences à la chaîne qu’un groupe d’immigrés après l’autre transporte dans la même marmite d’exploitation et de préjugés». «La chaîne» n’est pas seulement un symbole mais la réalité des conditions de travail, surtout dans l’agriculture. Davis cite également le journaliste Carey Mc Williams qui avait écrit à la fin des années 30 une étude documentaire sur «les usines aux champs», un pendant aux Raisins de la colère de John Steinbeck.

Exploitation ou refoulement Aujourd’hui comme alors, le débat est caractérisé par les conflits internes au sein des forces politiques réactionnaires, partagées entre la nécessité d’exploiter la main-d’œuvre étrangère et le désir de refouler les immigrés et de rendre les frontières étanches. Des exemples historiques et actuels montrent cependant que ces deux aspects peuvent parfaitement cohabiter. C’est pourquoi, dans les discours actuels sur la politique d’immigration, on parle d’«inclusion sélective». Un système de recrutement et de restrictions à l’entrée consolide un système d’apartheid global, le flux migratoire est contrôlé et régulé – la frontière joue à ce propos un rôle important.

Revenons au livre: en Californie, dans la première moitié du XXème siècle, les pogroms à l’encontre des immigrés n’étaient pas rares. On pense fatalement aux violences commises à Almeria en 2000. C’est ainsi que «le 24 octobre 1929, jour du crash de Wall Street, (…) des Philippins d’Exeter, au sud-est de Fresno, se sont fait tirer dessus alors qu’ils accompagnaient des jeunes Blanches à une fête de rue. Une rixe éclata, un Blanc fut poignardé et les vigilants blancs, menés par le chef de la police C.E. Joyner, se déchaînèrent contre les Philippins, les poursuivant dans les champs pour les rouer de coups et leur jeter des pierres. 300 vigilantes mirent le feu au campement des ouvriers philippins près du ranch Firebaugh, le détruisant totalement». La participation notoire d’un chef de la police à ces actes racistes montre que l’implication de policiers, juges, avocats, éditeurs de journaux et autres petits notables locaux dans des événements comme ceux-ci n’était pas un fait d’exception.

De la fin du XIXème siècle jusqu’à la Deuxième guerre mondiale, l’hégémonie de la violence des vigilantes a atteint progressivement une ampleur telle qu’il était souvent possible pour la populace d’aller chercher des syndicalistes ou des militants de gauche en prison pour les frapper ou les tuer en public. C’est ainsi qu’en 1912, Emma Goldmann échappa de peu à la mort par lynchage, tandis que son compagnon de voyage, Ben Reitmann, était enlevé et sévèrement torturé.

Le syndicat IWW (Industrial Workers of the World), ou Wobblies, créé en 1905, a joué un rôle important dans ces luttes. «Aucun autre groupe, pas même le parti communiste dans les années 30 ou 50, n’a provoqué autant de rage chez les patrons ni autant d’hystérie au sein de la classe moyenne possédante. Ce n’était pas seulement à cause de leur volonté affirmée d’abolir le salariat, mais surtout d’être prêts à accepter les travailleurs exclus dans leurs rangs – des vagabonds blancs, des Mexicains, des Japonais et des Philippins, tous rejetés par le syndicat conservateur AFL. Entre 1906 et 1921, l’esprit égalitariste et rebelle du IWW s’est propagé comme un feu de paille dans les campements des ouvriers agricoles, dans les baraquements des cheminots, les abris des ouvriers nomades et les bidonvilles.»

Le livre décrit les grèves dans les champs de salades et de petits pois, à la récolte des cerises et aux vendanges, ainsi que la célèbre grève de 1933 dans les champs de coton. Même si de nombreux exemples sont encourageants, le bilan des luttes ouvrières dans les campagnes de Californie d’alors reste l’anéantissement de la résistance par le mouvement des vigilantes et les Associated Farmers, défenseurs du «despotisme effréné du capital agraire sur sa main-d’œuvre». Ce qui pouvait être obtenu dans les villes n’arrivait pas jusqu’aux zones rurales, où les fusils mitrailleurs étaient en position dans les usines de conditionnement et où les propriétaires terriens, la police, les vigilantes et en partie du Ku Klux Klan travaillaient main dans la main.

Histoire mexicano-américaine Dans la deuxième partie du livre, Justin Akers Chancon aborde de manière détaillée le colonialisme et l’expansionnisme des Etats-Unis vers le Mexique et l’Amérique centrale et du sud, depuis la guerre mexicano-américaine au milieu du XIXème siècle jusqu’aux accords de l’ALENA, la poursuite des expropriations dans les campagnes et la résistance des Zapatistes. Chancon décrit le jeu complexe entre la destruction des bases d’existence des paysans, des importations forcées, le système des maquiladoras et des profits énormes engendrés par la criminalisation de l’immigration. Nous apprenons comment fonctionne le «programme bracero» (bracero: qui travaille avec ses mains), un type de contrat de travail qui rappelle fort le contrat OMI pratiqué en France pour l’embauche des saisonniers agricoles originaires des pays du Maghreb. Actuellement, aux Etats-Unis, 1,3 millions d’immigrés sont employés dans l’agriculture, dont 400.000 enfants. Chancon: «Selon la loi, les enfants peuvent récolter les petits fruits en Oregon dès l’âge de 9 ans, travailler dans les fermes de l’Illinois dès 10 ans et il n’est pas rare de voir des enfants de 12 ans travailler aux côtés de leurs parents dans les champs de Californie.»

On peut regretter que les deux auteurs consacrent davantage de place dans les différents chapitres à la dénonciation de ces abus qu’à la résistance des travailleurs. Cependant ils évoquent aussi les luttes, comme la grande campagne menée par les saisonniers en Floride dans les plantations de tomates en 2001, mettant la multinationale Taco Bell fortement sous pression et l’obligeant à augmenter les salaires.

Bien sûr les immigrés des Etats-Unis ne travaillent pas seulement dans l’agriculture, mais aussi dans les secteurs classiques à bas salaires, tels que la restauration, la construction, la prostitution et le ménage. Le montant des sommes envoyées dans les pays d’origine des immigrés s’élève à 167 milliards de dollars par an – dans le cas du Mexique, «elles représentent la deuxième source légale de devises après le pétrole» et «plus de 60% de cette somme viennent des femmes mexicaines vivant aux Etats-Unis».

Chancon raconte que début 2006, la Chambre des Représentants d’Arizona avait adopté une résolution d’un cynisme grotesque: «Tous les transferts financiers électroniques à destination du Mexique seraient taxés à 8% au profit de l’Etat. Les 80 millions de dollars que pourrait rapporter cette taxe serviraient à financer la pose d’un grillage double ou triple le long de la frontière entre l’Arizona et le Mexique». Cet exemple absurde n’est que la pointe de l’iceberg d’un système fiscal qui représente, sans compter le détournement direct des salaires par les patrons (surtout au moyen des charges sociales), le deuxième pilier de l’exploitation économique: le travail des sans-papiers génère chaque année des milliards de dollars qui alimentent la caisse des assurances sociales, qui en échange ne leur fournissent aucune prestation – d’ailleurs le fonctionnement est semblable dans de nombreux pays européens. Encore un mot à propos de la militarisation de la frontière: depuis le lancement en 1994 par le président Clinton de l’opération gatekeeper détournant la route de l’immigration dans des contrées lointaines et hostiles, le nombre des morts à la frontière s’est multiplié (et on peut encore une fois mettre ceci en parallèle avec la gestion de l’immigration en Europe. Des groupes de vigilantes paramilitaires, qui s’appellent aujourd’hui minutemen, appuient les patrouilles des frontières tandis qu’Arnold Schwarzenegger assure leurs arrières politiques.

Résistance Assez de récits d’horreur, on attend avec impatience de lire des récits de résistance. Un peu tard et trop brièvement (vu l’énorme ampleur prise par le mouvement l’année dernière), on en trouve quelques-uns dans le livre: comment des activistes ont pu empêcher à plusieurs reprises avec succès des réunions de minutemen dans plusieurs villes de Californie et à la frontière. «Après une longue histoire de collaboration avec le patronat sur la question de réduire l’immigration, le grand syndicat traditionnel AFLCIO (…) a revu ses positions il y a quelques années; il a demandé une amnistie générale et le droit pour tous ceux qui travaillent, avec ou sans papiers, d’adhérer à un syndicat».

En revendiquant la régularisation des 8 à 11 millions de sans-papiers aux Etats-Unis, le syndicat IWFR (Immigrant Workers Freedom Rides) avait déjà réussi une grande mobilisation en 2003, et c’est au printemps 2006 qu’a finalement surgi le plus grand mouvement de protestation des migrants dans l’histoire des Etats-Unis d’Amérique, évoqué précédemment. En mai 2006, 3 millions de personnes étaient en grève.

Comment le potentiel de ces protestations peut-il être utilisé dans les luttes présentes et futures? Le livre ne répond pas à cette question. Cependant le ton politique affiché par Chancon et Davis est fort sympathique – Crossing borders est certainement une œuvre importante pouvant contribuer à la mise en place d’un mouvement transnational contre le racisme, le sexisme et l’exploitation, et pour l’égalité des droits sociaux et politiques: le rôle des luttes des immigrés au sein du mouvement social se distingue nettement de l’attitude des syndicats aux Etats-Unis, plutôt à la traîne, et le ton général antiraciste revient fréquemment tout au long du livre avec les slogans Making borders history (Renvoyons les frontières à l’Histoire), Queremos un mundo sin fronteras (nous voulons un monde sans frontières).

Vers la fin du livre, Chancon cite un activiste: «Petit à petit, les mains qui cueillent le coton et celles qui récoltent les salades vont se retrouver pour relier entre eux les barrios et les ghettos, les champs et les plantations – afin d’œuvrer ensemble pour une société plus juste et plus ouverte.»

Si se puede!! (Oui, c’est possible!!)