FRANCE: De quelques discussions et autres chantiers

07.05.2010, Veröffentlicht in Archipel 143

Décentralisation et ancrage local Du samedi 19 août au dimanche 27 août, cinq lieux se proposaient d’accueillir une centaine de personnes chacun pour des discussions thématiques, mais aussi des chantiers pratiques.

A Lyon, à la Friche, lieu squatté dans les anciennes usines Renault, trois thèmes ont été abordés: questions de genre et luttes anti-patriarcales, contrôle social, politiques militaro-sécuritaires et répression des luttes, et pour finir racisme, politiques migratoires et situation post-coloniale.

A Bellevue, lieu collectif rural dans le Limousin, l’axe principal était l’autonomie: comment se passer de l’Etat et du système, pratiquement, politiquement et socialement avec, comme exemples évidemment liés, les expériences d’autogestion et de démocratie directe. Les personnes présentes sur le plateau de Millevaches ont, entre autres, étudié une recherche pratique d’autonomie autour de la santé dite alternative.

A Dijon, à l’Espace Autogéré des Tanneries, friche industrielle squattée depuis huit ans, les principaux points de réflexion tournaient autour de la préservation des espaces d’autonomie, squats ou expériences collectives, en ville ou à la campagne, mais aussi des luttes numériques (Internet et serveurs alternatifs de sites web). Une dernière discussion portait sur les mouvements de novembre et du printemps en France 3. J’ai ouï dire qu’autour des luttes étudiantes et autres CPE, quelques Grecs ont raconté les révoltes estudiantines de la péninsule hellénique…

A Toulouse, une bande de squatters avait décidé d’occuper un terrain vague appartenant à l’OPAC (l’office HLM, semi-public, destiné officiellement au logement social, mais s’adonnant à la spéculation pour cause de rentabilité) et sur lequel sept ans auparavant un squat avait été expulsé, puis rasé et depuis… rien! Par ce biais, ce groupe de personnes voulait poser la question de l’urbanisme comme vecteur de contrôle social. Ils et elles ont aussi montré en actes comment il était possible de faire autrement, question logement: une maison préfabriquée d’une vingtaine de mètres carrés a été autoconstruite sur place, ainsi qu’un four à pain, un chauffe-eau solaire… L’autoconstruction était donc l’axe central de ce lieu.

A Frayssinous, lieu collectif rural de plus de trente ans d’âge en Aveyron, se croisaient les questionnements autour d’un côté des sociétés techno-industrielles et le modelage des rapports humains ainsi engendrés et de l’autre les réflexions autour de l’enfance, de la parentalité, de l’éducation…

A chaque endroit des chantiers étaient organisés – allier des activités pratiques aux discussions nous semble intéressant pour permettre des échanges, des rencontres et des discussions différentes des sacro-saintes réunions formelles. C’était aussi l’occasion d’échanges de savoir-faire en lien avec les lieux qui accueillaient. Là où j’étais, à Frayssinous, nous avons principalement fait du terrassement pour déblayer un espace, histoire d’augmenter les capacités de stockage du lieu. Nous assurions aussi nos propres fournées de pain au levain.

La critique anti-industrielle Cette rencontre a suscité une foison de textes que vous pourrez trouver sur le site de l’AMP 4. Pour ma part, je développerai le thème sur lequel je me suis concentré avec un petit groupe qui a commencé par tenter d’analyser la portée critique de la pensée anti-industrielle.

En travaillant spécifiquement sur les OGM, nous en sommes venu-e-s à la conclusion que le désastre était bien plus global que l’impact d’un objet technique particulier ne le faisait apparaître. Les combats focalisés contre des technologies particulières (nucléaire, OGM, nanotechnologie, etc.) ne permettent pas de faire passer la radicalité de cette critique, c’est-à-dire le refus du système industriel dans son entier, de l’échelle d’organisation et production qu’il impose, des relations sociales et politiques qu’il induit, du projet de société et de la vision du monde qui vont avec. Cette critique d’ensemble est notamment mise de côté par la tendance au catastrophisme et aux effets de panique qui caractérisent le rejet de ces technologies. Non seulement la focalisation sur les objets techniques ne permet pas de développer une critique complexe, mais elle ne nous permet pas d’identifier et d’affronter les dispositifs du pouvoir en tant que tels. Si l’on considère que l’on est passé d’une «société de discipline» (XVIIème-XIXème siècle) à une «société de contrôle» (à partir du XIXème siècle), on peut considérer que les critiques anti-industrielles, en conservant le mode d’action des Luddites du XIXème (casser les machines qui mettent en danger notre autonomie), sont restées bloquées sur une idée de discipline qui n’est plus pertinente: il ne suffit pas de casser des machines pour atteindre le mécanisme au coeur.

Nous avons aussi étudié comment cette critique était limitée par la fabuleuse capacité de digestion de notre système. Car aussi radicales soient-elles, nos critiques sont souvent la perche tendue au citoyennisme 5, à l’aménagement du monde industriel, à son renforcement par la «régulation» sociale-démocrate à coup de comités d’éthique, de réglementations, de normes et de seuils d’acceptabilité et d’écologisme (prétention à préserver l’environnement naturel indépendamment des conditions politiques et sociales qui créent cette situation).

Toutes nos actions revendiquées, visibles et symboliques sont au final réabsorbées par la voie médiatique pour neutraliser le débat et introniser ce que nous refusons... On peut presque partir du principe que la parole est toujours récupérable. Cette difficulté nous confronte au problème permanent des moyens de «notre visibilité» ou de comment trouver un positionnement subversif non négociable pour ne pas participer au processus d’acceptabilisation sociale 6.

En développant des critiques tant soit peu précises sur tel ou tel dispositif, nous nous mettons nous-mêmes en position d’expertise, d’élite éclairée ayant tendance à prescrire ce qui est bon ou pas pour les profanes. Finalement, on peut avoir le sentiment de se mettre soi-même dans une posture de gestionnaire par notre activisme alors que le rejet de la logique gestionnaire est au coeur de notre critique. Cet élitisme est largement renforcé par l’intellectualisme (références savantes, démonstrations sophistiquées à l’extrême, niveau de langage, réflexions très abstraites...) et au radicalisme (posture radicale comme esthétique, revendications identitaires, attachement à des principes, hors de toute compréhension des situations concrètes). Cette tendance nous éloigne de tout mouvement social au profit d’une complaisance entre initié-e-s.

Une fois les constats et critiques posés, nous avons cherché des pistes pour rebondir et imaginer comment sortir de cette impasse. En voici quelques-unes: s’attacher à privilégier les luttes localisées, inscrites dans un territoire précis (celui où l’on est) et mues par des revendications de subsistance, de défense et de reconquêtes d’espaces et de pratiques réelles (les nôtres et celles des personnes qui nous entourent). Il faudrait aussi privilégier le travail d’enquête: les faits ne parlent pas d’eux-mêmes, les situations insupportables existent partout et, pourtant, beaucoup les supportent. Il faut faire les liens, les montrer, là où nous sommes et où nous pouvons les connaître en détail, reliés à nos propres enjeux de subsistance, à ce que nous avons à défendre et à conquérir. Ce travail d’enquête permettrait aussi de montrer le ridicule des situations, le ridicule des gens de pouvoir, de les décrédibiliser, de les démythifier. En étant vigilant au piège qui consiste à s’attendrir et à trouver des excuses aux dirigeants en s’attardant sur eux car leur faiblesse et leur ridicule sont par trop humains.

En bref, faire attention aux analyses de système qui dissolvent les responsabilités mais attention aussi à la notion de responsabilité quand il s’agit d’un système... Comment montrer le grotesque de ces gens sans tomber dans la démagogie? Comment parler des choses simplement sans simplifier?

Lecture de paysage En dehors de ces discussions assez théoriques, nous sommes monté-e-s sur le sommet dominant Frayssinous, nous offrant un panorama à 360° sur les collines aveyronnaises et nous avons effectué une lecture de paysage. Nous avons commencé à décrire ce que nous voyions. Puis, étant dans «roquefort-land», nous avons essayé de voir si la production du fameux fromage connotait le paysage que nous avions sous les yeux et, plus généralement, nous avons tenté de voir comment l’activité humaine conditionnait ou pas l’environnement. Cette expérience a montré que le sauvage, la campagne voire la nature n’existent pas en tant que tels. Je ne parle pas ici de la Nature en tant que concept philosophico-politique. Je parle uniquement de ce besoin que des personnes peuvent avoir de sortir se balader après une longue semaine de travail à l’usine ou dans un bureau et qui débarquent à la campagne pour une bouffée d’oxygène. Cette campagne si ordonnée, avec les haies des champs suffisamment espacées pour laisser passer les tracteurs, avec les forêts bien rangées, bien peignées avec la raie au milieu, avec les antennes de téléphonies mobiles pour éviter les zones blanches, avec des émetteurs télé, radio ou militaires, avec des éoliennes défigurant les crêtes venteuses… La bouffée d’oxygène se fait dans un espace de production industrielle, même si a priori, on ressent plutôt une ambiance bucolique et que ce n’est qu’en prenant le temps d’observer attentivement le paysage qu’on peut s’en rendre compte. Production industrielle agricole, bien sûr, mais aussi de bois, de papier, d’électricité, de flux divers…

Un autre aspect nous a sauté aux yeux. Après avoir émis un certain nombre d’hypothèses sur l’influence de la production de roquefort, nous sommes allés rencontrer une famille d’agriculteurs présente depuis huit générations sur le coin. Bon nombre de nos hypothèses se sont révélées erronées ou dramatisées. A part la destruction des haies et l’agrandissement des parcelles pour toutes les machines agricoles, les aspects les plus horribles de la mainmise de roquefort sur ce territoire et sur l’activité agricole ne se voient pas dans le paysage. En effet, l’hygiénisme 7, l’aliénation et la dépendance des paysans à cette industrie sont plutôt visibles dans les échanges financiers, dans les laboratoires de surveillance des taux d’anticorps, dans les cuves de fermentation, mais pas dans le paysage. Cette lecture de paysage et la rencontre avec la famille d’agriculteur feront l’objet d’une émission sur la Zinzine8…

La mise en commun Du 30 août au 3 septembre, à Dijon, avait lieu la partie centralisée de la conférence, histoire de croiser les thématiques abordées dans chaque lieu et aussi de décider de l’évolution des structures et autres outils de l’AMP-Europe. C’était aussi le moment de parler d’idée de campagnes, d’actions, etc., et de voir comment nous pouvions concrétiser un certain nombre de rêves assez fous…

Passer des collines aveyronnaises à la friche industrielle de l’espace autogéré des Tanneries a été un léger choc. D’autant que pour cette mise en commun, un nombre assez impressionnant de «tribus» différentes étaient rassemblées, avec des centres d’intérêts très divers.

Néanmoins, nous avons vécu des moments riches. En particulier avec la mise en place de radio pirate FM ère pour ces trois jours. Comme cette radio, qui diffusait jusqu’au centre-ville, était aussi audible sur Internet, nous avions mis en place des émissions, et deux heures de direct, dont une en anglais… Cette expérience a été aussi passionnante que… harassante! A Dijon, nous devions aussi décider comment continuer, transformer cet outil qu’est l’AMP. Je vous épargne les détails assez fastidieux de toutes les décisions à prendre pour me concentrer sur notre manière de procéder qui me paraît intéressante. Nous avons réitéré l’expérience menée lors de la précédente conférence à Belgrade dite du «spoke council» .

Différents petits groupes de travail préparent au préalable des propositions précises sur lesquels l’assemblée doit se positionner. Puis, le dernier jour, l’assemblée se tient et les personnes se positionnent comme une roue de vélo. Le moyeu est constitué des porte-parole derrière lesquels se trouve, en guise de rayons, leur groupe affinitaire (entre 5 et 10 personnes). Pour chaque proposition, un temps de discussion est donné pour élaborer la position de chaque groupe, et nous commençons par un tour des délégué-e-s rapportant l’opinion de leurs ami-e-s. Les modérateurs animent ensuite la discussion pour arriver à un consensus. Discussion où n’ont le droit de parler que les représentant-e-s, mais leur parole est nourrie des interventions incessantes, mais néanmoins discrètes, du groupe derrière. Quand la dynamique est bonne et que les groupes ont une base affinitaire suffisamment forte, je trouve cet outil de démocratie directe très efficace pour prendre des décisions à plusieurs centaines de personnes venant d’horizons très variés.

En guise de conclusion, vous n’entendrez peut-être pas parler de l’AMP en tant que telle, vu que cette structure n’existe pas formellement, mais vous entendrez sans doute parler des initiatives qu’elle prendra…

Cédric Bertaud

Radio Zinzine

*l'Action Mondiale des Peuples

  1. Voir archipel n0141

  2. idem

  3. En novembre, c’était le soulèvement des quartiers populaires les plus marginalisés, le fameux phénomène «Banlieues», et au printemps, les mobilisations originellement estudiantines contre le projet gouvernemental d’imposer, entre autres, un nouveau contrat de travail, le Contrat Première Embauche

  4. www.pgaconference.org/
  5. Courant de pensée, plus que véritable idéologie, dans l’air du temps des luttes contre le néo-ultra-libéralisme, qui pense que l’Etat, vertueux car renforcé par le contrôle des citoyens, peut s’opposer au Marché, libre et sans entrave. Cette pensée évacue une analyse critique de l’Etat et de son rôle oppressif

  6. Processus permettant de générer un climat social propice à l’acceptation

  7. Tendance du monde technoscientiste à croire que le vivant est tout à la fois sale et contrôlable. Ainsi la disparition des microbes, bactéries et autres germes est souhaitable dans un processus de production industrielle, sans prendre en compte les précaires équilibres biologiques risquant d’être déstabilisés par une telle pratique

  8. Des émissions sont en préparation sur nombre des thèmes abordés pendant les conférences, vous pouvez en commander la liste à Radio Zinzine, F-04300 Limans