FRANCE - ITER, la fabrique d'Absolu (Seconde partie)

07.05.2010, Veröffentlicht in Archipel 137

Qu’est-ce que l’énergie, sinon ce qui nous donne un pouvoir sur la matière? Cette matière n’est rien d’autre que la substance du monde: c’est vous et moi, la nature dans laquelle nous vivons et le support de la vie elle-même. L’énergie est en fin de compte la capacité à transformer le monde. Si ITER réalise la fusion nucléaire, qui maîtrisera l’énergie considérable qu’il produira?

Ce ne sera bien évidement pas vous et moi (nous n’aurons que les miettes: le «débat public» sur les détails de décisions déjà prises ailleurs – voir plus bas), mais avant tout les Etats et les industriels qui ont investi des milliards d’euros dans ce projet. Et que feront-ils de l’énergie illimitée dont ils disposeront alors? Peut-on croire un seul instant que lorsqu’il n’y aura plus rien pour les entraver, ils seront plus raisonnables et précautionneux dans son usage qu’ils ne l’ont été jusqu’à présent? On les voit déjà devant les problèmes liés aux nuisances et pollutions nucléaires ou chimiques, devant le changement climatique, face à l’épuisement annoncé des énergies fossiles: le déni et la fuite en avant pour toute réponse.

Les rares éclairs de lucidité de certains dirigeants («la maison brûle et nous regardons ailleurs», déclaration de Jacques Chirac au Sommet de la Terre de Johannesburg en 2002) sont pour entériner leur impuissance devant la logique implacable de la machinerie dont ils ne peuvent plus que gérer les exigences délirantes et les conséquences désastreuses selon des normes «d’acceptabilité sociale».

On a vu, en plus d’un siècle, comment l’économie capitaliste et industrielle, avec le soutien des Etats, a transformé le monde en brûlant sans compter les énergies fossiles telles que le charbon, le gaz, le pétrole et l’uranium. Ces sources d’énergie ne coûtaient que le prix de leur extraction, de leur raffinement et de leur transport sur les lieux de consommation. Pendant longtemps – et même encore aujourd’hui – ça ne coûtait pas grand-chose, mais c’est toujours trop pour une économie fondée sur la circulation accélérée des marchandises; cela représente une insupportable contrainte, une limitation inacceptable de la compétition économique mondiale.

Si les Etats et les grands groupes industriels disposaient enfin d’une énergie illimitée, ils s’en serviraient de la même manière qu’ils l’ont fait ces cinquante dernières années: la logique d’accumulation abstraite de la puissance qui est propre à ces organisations démesurées prendrait un nouvel essor; toutes les tendances destructrices que l’on a vu à l’œuvre depuis les débuts de l’ère nucléaire seraient portées à leur paroxysme. Ces grands appareils seraient alors totalement autonomes des puissances – la nature et la société – qui limitaient jusqu’alors tant bien que mal (et en fait de plus en plus mal) leur ambition et leur prétention à détenir la toute-puissance. Plus aucune contrainte ne viendrait limiter leur capacité à transformer le monde, c’est-à-dire à exploiter la nature et à dominer les hommes pour leur profit. ITER serait alors réellement la fabrique du capitalisme et de l’Etat sous leur forme absolue, c’est-à-dire intégralement totalitaire (voir encadré).

ITER est le type même de solution technologique apportée à des problèmes qui sont d’ordre politique, sociaux et écologiques: plutôt que de reconnaître les obstacles insurmontables que rencontre la société industrielle, on espère les pulvériser à coup de réactions nucléaires «maîtrisées» – probablement de la même manière qu’ailleurs on instaure une «justice sans limites» à coup de frappes «chirurgicales». Plutôt que de remettre en question le «mode de vie» fondé sur une consommation effrénée, plutôt que de remettre en question la dictature d’une économie fondée sur la concurrence et donc sur l’accumulation et la croissance illimitée de la puissance, les Etats investissent des milliards dans la fuite en avant scientiste, dans le culte de la «technologie-qui-aura-réponse-à-tout». Ces remises en question sont assurément difficiles, puisqu’en fait, il s’agirait de rien moins qu’une révolution – ce n’est plus très à la mode en ce moment –, c’est-à-dire un changement radical du rapport des hommes à la nature (qui ne serait plus considérée comme un objet, une machine, un système autorégulateur et une puissance à soumettre et à laquelle il faudrait «arracher les secrets» selon la vision qu’en a la science moderne, mais bien plutôt comme un partenaire ayant son autonomie propre dans la construction de notre existence et dont nous avons encore beaucoup à apprendre) et donc des hommes entre eux (notamment à travers leurs créations technologiques et institutionnelles qui ne peuvent indéfiniment croître en puissance et en organisation sans engendrer des effets contre-productifs et la dépossession du corps social des activités les plus élémentaires – toutes choses déjà analysées durant les années 1970 notamment par Ivan Illich). Par rapport à cela, nous voyons qu’en effet il est beaucoup plus simple de construire une monstruosité comme ITER, plutôt que d’avoir à affronter tous ces problèmes dans leur complexité, puisque sur ces questions, les scientifiques, les ingénieurs, les économistes et toute sorte d’autres spécialistes bardés de diplômes et armés de leurs super ordinateurs ne savent rien calculer ni prévoir et n’ont donc là-dessus strictement rien à dire.

Liberté hors-sol

Toujours plus de puissance pour les machines et les grandes organisations, où les êtres humains ne sont plus que les rouages d’une machine dont la logique les dépasse, signifie toujours moins de pouvoir pour les hommes, pour chaque individu et à plus forte raison pour la collectivité dans laquelle il vit. Devant cette évidence, il faut constater que si aussi peu d’opposition parmi les populations avoisinantes à ce projet s’est manifestée jusqu’à maintenant, ce n’est pas seulement imputable à la puissance de la propagande en faveur d’ITER.

Des «écologistes» ont timidement fait observer que plutôt que de faire descendre le Soleil sur la Terre, il serait plus judicieux d’apprendre à mieux utiliser l’énergie qu’il nous envoie naturellement de là où il est. Le Conseil Régional Provence-Alpes -Côte-d'Azur s'est engagé à leur concéder 152 millions d’euros – autant qu’il en investira dans ITER – pour qu’ils développent les énergies renouvelables (EnR) et ne remettent nullement en question l’industrie nucléaire en France. Elevés ainsi au rang de co-gestionnaires du délire productiviste, ces Verts d’ITER nous invitent à ramper avec eux devant les décisions déjà prises par les Etats et entérinées par les pouvoirs dits publics en essayant d’imaginer, sans rire, un «Alter-ITER» sur la base de leurs EnR chéries. Bref, ils s’identifient au système qui les domine (et les nourrit): pour eux, le problème n’est pas ce que l’on fait de toute cette énergie, mais seulement d’en produire de la propre… Cela ne fait qu’ajouter à la confusion dans l’esprit de nombreuses personnes qui intuitivement sentent bien qu’ITER ne résoudra rien – ces dernières décennies, les OGM, le génie génétique, etc. sont là pour illustrer ce bluff technologique1 –, parce qu’il n’est qu’une fuite en avant dans le délire, comme tout le système économique et technique qui va avec.

Car c’est bien là le problème: ITER n’est qu’un élément d’un système plus vaste et dans lequel nous sommes tous impliqués, que nous le voulions ou non. S’il paraît plus simple aux scientifiques de faire descendre sur Terre le Soleil plutôt que de capter l’énergie de ses rayons, c’est bien aussi parce que notre vie quotidienne s’est compliquée de nombreux faux besoins qui répondent à de vraies nécessités (par exemple, l’automobile devenue indispensable à la campagne). Les marchandises produites industriellement se substituent de plus en plus à notre capacité de répondre à nos besoins à l’aide des ressources locales et par notre propre activité alliée à celle des autres. Pour réaliser cette atomisation et approfondir cette dépossession, cette fission des rapports interpersonnels et cette fusion autour de l’immense circulation des biens et des personnes sur le marché abstrait, il faut en effet beaucoup d’énergie. Chacun sent bien que malheureusement nous sommes tous déjà allés très loin dans cette dévalorisation radicale de l’activité humaine et la destruction des conditions de notre autonomie vis-à-vis de ce système: critiquer un élément, c’est remettre en question l’ensemble, en commençant par le fait que l’on est soi-même compromis là-dedans, que l’on en croque.

L’oubli ou l’occultation de cette notion d’autonomie – contraire à tout ce qu’encourage le système – permet aux «responsables» de faire passer ITER pour une machine qui va nous libérer de notre dépendance à la nature, alors qu’elle est au contraire le symbole du plus monstrueux asservissement de l’homme à la méga machine économique et technologique du capitalisme. Il est étonnant de constater l’engouement unanime de tous les «responsables», qu’ils soient élus ou non, pour un projet qui signifie à terme la réalisation d’une vie hors-sol. A droite comme à gauche, tous ceux qui briguent le statut de «représentant du peuple» sont fascinés par le développement technologique (qui va nous «libérer du travail» de production dans les champs et les ateliers, sale et pénible) et économique (qui va «créer des emplois» dans les services et la culture, propres et gratifiants). Drôle de projet social qui a semble-t-il pour but de nous détacher de tout lien autre que technologique avec la nature, où les relations entre les personnes ne seraient plus liées à des activités collectives participant à la production de notre existence et à la construction d’un monde commun. Fascinés par la puissance et par les machines, ces gens veulent nous faire vivre dans un monde d’Absolus où leur puissance et leurs machines peuvent tout; au passage les conditions d’une vie libre sont détruites et nous sommes réduits à n’être que des rouages dans leurs grandes combinaisons, des variables dans leurs calculs, des ressources pour leurs appareils.

Au delà de toutes les raisons particulières et locales de refuser ITER – qui sont d’autant plus légitimes qu’elles visent justement à défendre les conditions de l’autonomie pour les personnes qui vivent dans la région –, c’est cette «philosophie» sous-jacente au projet ITER qu’il faut refuser. Elle cherche à se matérialiser également à travers l’ensemble des projets technologiques de ce début du XXIème siècle: génie génétique; nanotechnologies; les systèmes électroniques de surveillance et d’identification tels que la biométrie et les RFID2; etc.

Simulacre démocratique

Parler à ce propos de «philosophie» est encore un bien grand mot, plus exactement c’est le néant de la pensée politique auquel nous nous heurtons de plein fouet. Car que voit-on chez les représentants démocratiquement élus en France comme en Europe, sinon une Union Sacrée pour défendre ce projet qui, s’il aboutissait, serait la négation de toute démocratie. Déjà, ITER a été décidé sans aucune consultation des populations. Les autorités françaises, soucieuses de polir leur vernis démocratique, ont pourtant décidé d’organiser un «débat public» pour associer les populations locales à la gestion des conséquences du projet; bref, pour leur demander à quelle sauce elles veulent être mangées. Quelques dizaines d’opposants ont osé dénoncer la mascarade que constituent ces «débats» en perturbant deux d’entre eux les 26 janvier et 2 février 2006.

Voyons les commentaires de quelques-uns des organisateurs de ces débats3. D’abord Yannick Imbert, directeur du projet auprès du ministère de l’Intérieur et de l’Aménagement du territoire: «Vous dites que le projet que nous vous proposons n’a pas de légitimité car il n’a pas l’avis de la population. Sauf à vouloir refaire tous les jours les institutions et la société, permettez-moi de vous rappeler que 32 nations, 32 gouvernements, démocratiquement désignés, ont décidé de s’associer sur ce projet. Je suis partisan d’un débat public et d’une libre expression de chacun mais pas au prix de l’inversion de nos institutions.» Il n’est peut-être pas nécessaire de «refaire tous les jours les institutions et la société», mais au moins une fois de temps en temps, surtout lorsque l’on constate que les autorités soi-disant «démocratiquement élues» pratiquent sans vergogne le déni de démocratie en développant depuis des décennies, contre l’avis des populations, une industrie nucléaire qui, pour son fonctionnement, sa sécurité et à cause des «armes de destruction massive» qu’elle sert à produire, a réalisé «l’inversion de nos institutions» avec la complicité de tous les gouvernements successifs.

Voyons ensuite ceux de Christophe Castaner, maire de Forcalquier et vice-président du Conseil Régional: «La Région a été élue sur un contrat qu’elle a passé avec les citoyens. Elle a annoncé clairement qu’elle mobiliserait 152 millions d’euros pour accompagner ce projet. Elle l’a écrit dans son programme et elle a été élue. Je considère donc que les élus qui s’expriment ce soir ont la légitimité de parler au nom de tous les citoyens.» Quant à ceux qui n’ont pas voté pour l’équipe de M. Castaner ou qui ne se sont pas reconnus dans les programmes des autres candidats à ce poste, ils n’ont plus qu’à se taire!

C’est dire que tous ces gens pensent comme Jean-Claude Chauvin, retraité du CEA et militant communiste: «Une des conditions de la réussite [du projet ITER] est l’acceptabilité sociale.» Assurément, entre le «centralisme démocratique» qui faisait taire les opposants de manière plus ou moins musclée et définitive et la répression des oppositions et des luttes contre la construction des centrales nucléaires ou l’enfouissement des déchets en France et ailleurs en Europe, les nucléaristes et les staliniens ont en commun une longue tradition en matière «d’acceptabilité sociale»! Le CEA ne se prive d’ailleurs pas d’utiliser ce savoir-faire en mobilisant massivement ses salariés et retraités pour assister à ces «débats publics» et occuper le terrain qui a été ainsi imprudemment ouvert à la contestation.

Voilà qui illustre, si besoin était, que cette démocratie dont tout ces gens nous rebattent les oreilles, en réalité ils la méprisent, ils n’en veulent pas, et même ils la craignent plus que tout. Hommage que le vice rend à la vertu, ils maintiennent les apparences en respectant les formes juridiques – la lettre mais non l’esprit. Ils la bafouent en ne voulant «débattre» qu’avec les citoyens qui se soumettent aux conditions qu’ils ont imposées, qui ont déjà accepté leurs décisions; bref, qui reconnaissent ainsi que la «souveraineté» n’appartient plus au peuple, mais bien à ceux qui détiennent le pouvoir de le faire taire. Les «nations démocratiques» ne sont en réalité, comme disait Castoriadis, que des «oligarchies libérales» qui tolèrent la liberté d’expression à condition qu’elle n’ait aucune conséquence pratique4.

L'énergie confisquée

A l’opposé des idéologies qui ont agité le XXème siècle, ITER se présente comme un pur projet scientifique et technologique susceptible de résoudre les problèmes énergétiques de la planète. En fait, il contient implicitement un projet social et politique qui prend ses racines dans les heures les plus sombres du XXème siècle; il ne peut en réalité que porter à son paroxysme les tendances inhérentes au capitalisme dont il viendrait consolider les bases économiques et technologiques.

Si l’humanité à besoin de quelque chose aujourd’hui, ce n’est certainement pas d’énergie physique en abondance. Certains pourraient dire un peu facilement qu’elle a besoin de plus de sagesse pour mieux l’utiliser, si ceux qui nous dirigent et qui dirigent aussi l’emploi de ces quantités considérables d’énergie n’étaient pas là pour être sages à notre place, mais bien pour accumuler entre leurs mains toujours plus de pouvoir et de richesses au mépris de tout le reste. Avant que l’énergie ne désigne cette grandeur abstraite capable de produire un travail et de faire mouvoir les machines, ce mot désignait plutôt la «force et fermeté dans l’action qui rend capable de grands effets» (Le Robert). C’est plutôt de cette énergie-là dont nous manquons cruellement aujourd’hui pour prendre de nouveau nos affaires en mains et pour faire échec à cette tyrannie de la puissance.

Bertrand Louart* - février-mars 2006

* Auteur de «La menuiserie et l’ébénisterie à l’époque de la production industrielle». Il publie également «Notes et Morceaux choisis, bulletin critique des sciences, des technologies et de la société industrielle» disponible au 52, rue Damrémont, F-75018 Paris.

  1. Titre d’un livre de Jacques Ellul

  2. RadioFrequency IDentification , puce électronique qui peut être lue à distance, prévue prochainement sur les cartes d’identités

  3. Tirés du verbatim du débat du 2 février 2006 à Manosque, consultable sur le site du Comité National du Débat Public (CNDP) <www.debatpublic-iter.org>

  4. C’est probablement pourquoi, à l’heure du haut débit sur Internet (plusieurs méga-octets par seconde), le CNDP qui organise ces fameux «débats publics» a bien voulu concéder à chaque citoyen pour dire ce qu’il pense d’ITER, 12.000 misérables caractères (soit 12 kilo-octets ou 4 pages dactylographiées) et pas un de plus