FRANCE: Usages domestiques

von Jean-Philippe Joseph (Ales, août 2005), 23.11.2005, Veröffentlicht in Archipel 131

Pour mesurer la folie de l’époque, prendre un peu de distance, il m’arrive de me mettre dans la situation où, assis au coin de son lit, je raconterai ce temps à ma petite-fille. Je commence alors par «c’était en…» pour m’obliger à mettre bout à bout, côte à côte une série d’événements, de pratiques, de réglementations révélatrices du moment.

Si je lui racontais ce qu’était notre rapport à l’eau, je parlerais probablement de cette année, et je pourrais continuer ainsi*.

J’étais frappé du caractère historique de ces moments. Je les vivais les yeux écarquillés, prenant des notes, mentalement, à peu près sûr que j’aurais à en témoigner un jour. Un jour où on aurait à se justifier et où on dirait qu’on ne savait pas. Cette période m’effarait. Je la sentais pleine de catastrophes de basse intensité que seule la société industrielle est capable de générer. Je cherchais parfois, dans les yeux des autres, une trace de consternation qui me laissa penser qu’ils percevaient l’absurde aussi. Améliorer notre situation demandait des changements si profonds que l’on était encore figés dans l’incertitude de notre diagnostic. On était déjà si loin de ce qu’on avait été, de ce qu’on pouvait être! On avait tant bradé notre humanité!

Un précieux liquide Observer notre lien à l’eau révélait l’ampleur de cette perte. 70% de notre corps est constitué de cette eau. Boire, uriner, pleurer, se baigner rythment nos vies. Sa qualité, sa nature conditionnent la nature de nos corps, influent sur nos humeurs, nos pensées. Une cascade d’eau fraîche nous rend heureux, un verre nous inonde, un bain dans l’eau claire nous soulage, nous rafraîchit, nous relie parfois. L’histoire de mes bains, ceux de ma mère, avec mes frères, avec mes amis, avec mes enfants est une histoire de mes relations. 70% de nos corps sont des océans, des fleuves, des rivières, des sources. Cette eau a un goût, une odeur, un parcours, une histoire. Cette histoire nous raconte aussi. Comment pouvait-on l’avoir oublié?

Lorsque Anupam Mishra décrivait toute l’ingéniosité des systèmes historiques de récupération de l’eau de pluie dans les zones désertiques du Rajasthan, il montrait combien elles dépendaient de la façon dont ce peuple percevait l’eau et se percevait. «Les gens d’ici ne mesurent pas l’eau en inches, ni en centimètres, ni même en doigts ou en mains, mais en gouttes. Ils ont toujours considéré ces gouttes comme des milliards de gouttes précieuses et, disposant avec beaucoup de vigilance cet or liquide en gouttes selon le principe du voj1, ont établi, pour satisfaire à leurs propres besoins, une tradition telle que son cours lumineux joint l’amont de l’histoire à l’aval du présent et constitue le présent même en histoire, dans ce voj, qui est compétence.» 2

Nous avions oublié qu’un tel lien à l’eau existe.

Notre eau, marchandise chimique, n’était plus conçue que comme un produit. Elle irriguait des populations dont les déplacements et les pratiques étaient définies selon les besoins et les rites de l’industrie, selon des parcours, des processus imposés par les exigences techniques de l’industrie (industrie de l’eau, agriculture industrielle, production industrielle). Notre rapport à l’eau, lui-même, était industrialisé. Industrialisé, comme on avait pu parler de production industrielle, de politique industrielle, de ville industrielle, comme on pouvait alors parler d’industrialisation du tourisme, d’industrie culturelle, d’industrie du sexe ... de «la vie.com» . On décrivait la société industrielle comme une «organisation sociale dont tous les aspects sont produits et déterminés par le mode de production industriel: de l’alimentation jusqu’à la culture en passant par les rapports sociaux, plus rien ne semble lui échapper…» 3. Les issues possibles et les imaginaires étaient eux-mêmes contraints par la «réalité» du mode de production, de l’approvisionnement.

L'industrie de l'eau Lorsqu’on critiquait cette situation, pour se rassurer, on personnalisait la menace, on diabolisait telle ou telle entreprise ou institution, une libéralisation en cours, «l’ultra-libéralisme»… c’était bien pratique. Cela permettait de poser l’ennemi hors de nous et de rester du côté des gentils, mais c’était refuser de voir les fondements politiques, sociaux, mélanges d’acteurs clés, de moments, de rapports de force, de technologies, de pratiques qui fondent ces évolutions et dans lesquels nous sommes imbriqués. Pour sortir d’une critique focalisée sur les multinationales et idéalisant l’Etat, le secteur public j’avais essayé de décrire l’émergence de ce modèle industriel de l’eau4. Il ne me semblait pas possible de dissocier l’Etat des entreprises, alliés historiques objectifs de cette industrialisation de l’eau. Au-delà de ces acteurs, il fallait essayer de décrire un processus qui nous liait tous, jusqu’à nous amener non pas seulement à l’immobilisme, mais à une collaboration active.

D’un point de vue apparemment technique, par exemple, l’approvisionnement par un accès individuel, compté, à une eau chimiquement uniforme était loin d’être neutre. Cela permettait de faire de l’eau une question technique, une question complexe. La peur de l’eau, des «maladies de l’eau»5, l’avait transformée en une question d’ingénieur, une question de chimiste. Son adduction en zones urbaines en avait fait une question d’entreprise, de gros montants, de politique. Vouloir partager ce progrès, dans l’univers mondialisé, c’était fournir l’accès aux populations urbaines du Sud. Les débats ne tournaient qu’autour de cette conquête, à tout prix. Faire progresser le raccordement dans les villes du Sud, dans les quartiers pauvres, comme on colonise. Prolonger les empires de «l’école française de l’eau» au gré des marchés de privatisation, pour le Bien. Et tous les moyens étaient bons. Puisque la «bataille de l’eau» était celle du raccordement au réseau, logique que l’on retrouvait chez nous dans la frénésie à raccorder les zones rurales à l’ADSL, on pouvait se permettre de ne pas écouter les voix de ceux qui hurlaient l’échec de ces privatisations, de rire et mépriser leurs expériences passées. La société du progrès n’avait pas besoin d’Histoire. En France, tellement prise dans cette «école française» , on se contentait de dénoncer les tarifs excessifs, les diverses voies de l’influence des entreprises sur les élus, les sommes disparues… Ailleurs, en Bolivie, en Afrique du Sud, en Inde, au Ghana, c’est bien le lien à l’eau et le pouvoir qui va avec que les populations ne voulaient pas perdre. Quitte à en mourir dans la rue. «Agua es nostra, carajo!» avaient hurlé les Boliviens, jusqu’à sortir Bechtel et Suez de leurs villes.

Ces combats étaient tus, ils étaient à peine relayés ici, et, au milieu du bruit, ils n’étaient de toute façon pas audibles. Nos luttes étaient bien différentes. Ici, on ne pouvait d’ailleurs pas parler de luttes. Les manifestations clairsemées, les pétitions, les procès, les forums, déclarations et conférences de presse n’étaient jamais «populaires» . Elles faisaient partie de ce brouhaha dans lequel les soubresauts de révolte étaient tolérés. Nous étions bien domestiqués.

Eau ou H2O Citoyens durables, nous continuions, par exemple, à penser que ce que nous buvions était encore de l’eau. Bien sûr, notre H2O, ce «désinfectant liquide» , ce «détachant» dont parlait Illich n’avait pas grand-chose à voir avec l’eau. On la buvait sans savoir d’où elle venait, où elle allait et ce qu’elle contenait. Cela ne pouvait intéresser que quelques écologistes consuméristes et quelques scientifiques d’Etat. Ainsi, à l’apogée de la marchandisation, au lendemain des attentats du World Trade Center , le plan Vigipirate était passé à sa phase orange en France. De peur d’une «contamination du réseau par des agents biologiques notamment la toxine botulinique» ce plan impliquait une multiplication des doses de chlore. Ce bouclier chimique fonctionnait mal: deux ans plus tard, un rapport parlementaire sur le bioterrorisme notait: «le directeur général de la santé lui-même a indiqué qu’une chloration de l’eau à 0,3 mg par litre lui semblait nécessaire pour pouvoir détruire complètement la toxine botulinique. Or, actuellement, cette quantité ne dépasse pas 0,1 mg par litre à la sortie du robinet et 60 % du territoire hexagonal seulement serait couvert (…).» Par ailleurs «la mise en place des mesures demandées par la circulaire d’octobre 2001 a révélé que certaines collectivités étaient réticentes à investir dans la sécurisation de l’eau potable, les pires difficultés étant rencontrées dans certaines petites régies municipales.» 6

Pour pouvoir boire cette eau, le gouvernement précisait «l’augmentation des teneurs en chlore peut causer à certains consommateurs des désagréments qui peuvent être limités en plaçant l’eau destinée à la boisson quelques heures au réfrigérateur» 7. Facile. J’avais essayé. Il suffisait de verser l’eau et de laisser la bouteille «quelques heures» à l’air libre. Je devais anticiper toutes les consommations d’eau quelques heures avant et verser l’eau dans des bouteilles réparties dans la cuisine qui se relayaient ensuite au frigo. Très pratique! Le progrès! Et le résultat n’était pas satisfaisant: l’eau avait toujours un goût infect. Les enquêtes avaient déjà montré que 58% de la population s’était mise à consommer principalement de l’eau embouteillée.8 62% déclaraient «elle a mauvais goût» , pour 52% «elle sent mauvais, elle sent le chlore» . En 2003, alors que l’eau coulait dans tous les robinets domestiques et que les fontaines publiques disparaissaient peu à peu, on charriait à la main 149 litres d’eau en bouteilles par habitant, plus de 6 milliards de litres par an, deux fois plus qu’il y a vingt ans. Parfois, cette eau pouvait coûter jusqu’à quatre fois le litre de diesel à la pompe.

On y était! Cette «école française » qui se vantait de nous avoir sortis de l’époque des porteurs d’eau et de leurs prix prohibitifs nous y avait renvoyés, sans protestation. On payait l’eau et en plus on la portait. Toutes ces canalisations, ces technologies, ces investissements étaient centrés sur une eau dite potable que, finalement, moins d’une personne sur deux buvait.

Après quatre ans de Vigipirate, aucun attentat n’avait été annoncé. Mais une étude du Museum national d’histoire naturelle9, révélait que 50 à 75% des masses d’eau étaient gravement dégradées, 100 % des eaux du bassin Artois-Picardie étaient classées à risque. Selon les auteurs, pourtant, leur bilan de la qualité de l’eau était largement en dessous de la réalité car il ne tenait pas compte d’un tas de substances telles que les micropolluants (les dioxines, les antibiotiques, les phtalates présents dans les plastiques) ou des polluants d’origine microbiologique, comme les microalgues ou les cyanobactéries. La liste des effets relevés des micropolluants émergents aurait dû affoler: perturbations endocriniennes, effets cancérigènes, mutagènes et reprotoxiques, effets neurotoxiques, effets tératogènes (malformations chez les embryons)… L’étude fut passée sous silence.

Le pays des monstres gentils Tu comprends? En 2005, on en était à boire une eau surchlorée, un «désinfectant liquide» pour se protéger contre une contamination biologique éventuelle, mais nos modes de vie quotidiens, ce que produisait notre société, notre confort, nos habitudes, créaient jour après jour cette contamination. Dans ce monde, nous étions à la fois les terroristes et les victimes. Et la chanson de mon enfance reprenait tout son sens: «c’est le pays joyeux, des enfants heureux, des monstres gentils, oui c’est un paradis».

«Il semble qu’il n’y ait guère de possibilités pour l’avenir: soit le système continue sur les mêmes bases et il engendre de nouvelles catastrophes, désastres et nuisances, il poursuit la dépossession de la vie humaine, l’appauvrissement de la vie sociale et la destruction de la nature sur lesquels il prospère depuis deux siècles; soit, à cause des diverses contradictions qu’il n’arrive plus à surmonter, il s’effondre – comme en Argentine récemment, pour des raisons financières – et à la dépossession des personnes s’ajoute alors le dénuement. Car en même temps que l’on ressent confusément le fait que «cela ne peut durer», chacun sent bien également à quel point un arrêt brusque et soudain de ce système serait également une catastrophe supplémentaire tellement il s’est rendu indispensable en substituant partout ses marchandises aux relations sociales et aux capacités des individus.» 10

Jean-Philippe Joseph

Ales, août 2005

* Voir première partie: «C'était en août 2005» dans Archipel No 130, septembre 2005

  1. «Voj veut dire composition, système, dispositif, mais on en use aussi pour désigner la compétence, l’intelligence comme faculté de discrimination, l’humble politesse.» In «Les gouttes de lumière du Rajahstan» Anupam Mishra et Annie Montaut, L’Harmattan, 2005

  2. Anupam Mishra et Annie Montaut, op-cit.

  3. «Quelques éléments d’une critique de la société industrielle», Bertrand Louart, juin 2003, disponible sur

http://netmc.9online.fr/index.html
  1. «Le modèle industriel de l’eau» l’Ecologiste no8, octobre 2002. Disponible sur
http://www.planetebleue.info
  1. «Les maladies diarrhéiques ont tué plus d’enfants ces dix dernières années qu’il y a eu de victimes dans les conflits armés depuis la deuxième guerre mondiale. Plus de 1,1 milliards de personnes n’ont aucun accès à l’eau potable et 2,4 milliards n’ont aucun accès à l’hygiène de base. Le nombre d’enfants mourant chaque jour du manque d’eau potable et d’hygiène est équivalent au nombre de victimes qui résulteraient d’un accident simultané de trente Boeing 747» avait déclaré, par exemple, Mikhaïl Gorbatchev, président de la Croix Verte internationale devant la commission des Nations unies pour le développement durable, le 21 avril 2005

  2. Extrait du rapport parlementaire d’information sur le bioterrorisme (Pierre Lang-2003)

  3. Réponse de Marie-Thérèse Boisseau (Secrétaire d’Etat chargée des personnes handicapées, c’est elle qui répond pour le gouvernement) à une question orale sans débat de Gilles Meyer (député UMP du Haut-Rhin), Assemblée nationale, 16 décembre 2003

  4. Enquête Ipsos, avril 2001

  5. «La qualité de l’eau en France», Etude du Museum national d’histoire naturelle, juin 2005

  6. Bertrand Louart, op cit.

Ce texte, non achevé, est la base d’un projet de recueil d’expériences sur le rapport à l’eau. Merci d’envoyer vos réactions, réflexions ou témoignages à

<jeanphi@no-log.org>.

Une version enrichie pourra par la suite être publiée.

Par ailleurs, depuis la publication de la première partie du texte, nous avons appris que la mairie d’Alès disposait d’une dérogation lui permettant d’arroser ses stades et ses ronds-points, de faire fonctionner ses fontaines. Cela ne change rien à notre propos.