GEORGIE : Un «paradis perdu» (1ère partie)

von Jean-Marie Chauvier, 22.03.2004, Veröffentlicht in Archipel 112

La Géorgie fait irruption sur la scène internationale. Coup d’Etat renversant le président Edouard Chevarnadze1 le 23 novembre 2003, élections présidentielles le 4 janvier: un nouveau régime pro-occidental se met en place, qu’est allé saluer Donald Rumsfeld exigeant, comme les nouveaux dirigeants géorgiens, le départ des bases russes de Géorgie, alors que les instructeurs militaires américains sont à pied d’œuvre et que l’adhésion à l’OTAN est envisagée.

Les médias occidentaux ont très favorablement accueilli ce changement baptisé «révolution des roses» dont les cibles seraient «l’ancien régime corrompu» et les séparatismes nationaux (abkhaze, ossète, adjare). Le mouvement de «société civile» qui a préparé le changement est encadré par des institutions, des ONG et des fondations liées aux Etats-Unis, et notamment la «Open Society» de Georges Soros. Pourquoi cette soudaine actualité de la Géorgie? Dans l’arc de crise et de refonte des rapports mondiaux qui va du Moyen-Orient et de l’Irak à l’Asie centrale et à l’Afghanistan, le centre est occupé par la Caspienne (pétroles) et le Caucase, ex-soviétique, une zone considérée «d’intérêt stratégique» des Etats-Unis, «d’importance croissante» pour l’OTAN. La Géorgie est «la clé du Caucase», en plein «corridor énergétique» qui, notamment par l’oléoduc BTC 2, doit permettre d’évacuer les pétroles de la Caspienne hors des zones d’influence russe. C’est dire si Moscou, qui contrôle encore les fournitures de gaz et d’électricité à la Géorgie, est alerté par ce basculement dans le camp occidental. D’autant que le leader nationaliste géorgien Mikhaïl Saakachvili annonce qu’une «révolution» semblable (anti-russe, pro-OTAN) se prépare en Ukraine!

Enjeu des rivalités russo-américaine, exposée aux risques d’éclatement et de nouvelles guerres, la Géorgie avait/a pourtant bien d’autres attraits. C’est d’abord, une Histoire, une mosaïque de peuples, des cultures originales.

En plein Empire du Mal, un «paradis»?

Mes premières impressions de la Géorgie soviétique, découverte de 1966 à 1971, sont politiquement incorrectes. Mettons cela sur les illusions de jeunesse. Problème de lunettes? Moscou déjà, le lieu où je vis à l’époque, m’inspire des visions optimistes plutôt démodées. De cette capitale soviétique du monde chargée du destin de l’humanité laborieuse, à Tbilissi, «la ville chaude» et nonchalante, à une latitude toscane, je passe comme à l’état d’apesanteur. J’oublie un moment les grandes perspectives et les tensions de la vie moscovite pour l’ivresse de la flânerie géorgienne. Mettons cela sur le Tsinandali ou le Mukuzani, les vins de Khakhétie, créditons-en les sortilèges de Tbilissi, ville à hauteur d’homme, accrochée aux falaises de la Koura, ses serpentins de ruelles incertaines, l’éloquence des tamadas 3, l’envoûtement des chœurs de Roustavi. Me voilà dans la carte postale des vacances, où ne se rencontre certes pas le prolétariat géorgien! Il y a d’autres surprises. Une esthétique de vie, le rituel et l’art de la table par exemple, où l’on mange d’abord avec les yeux. Ce n’est pas en Géorgie qu’on déballerait le hareng sur du papier journal. Au temps des pénuries, l’abondance d’un marché géorgien est déconcertante. Et toutes ces voitures neuves dans les rues? Les Russes agacés disent que les Géorgiens «prennent le matin l’avion pour Moscou, y vendent leurs tomates, et rentrent chez eux le soir avec un juteux bénéfice» . Le bien rare combiné au prix dérisoire du transport aérien soviétique, c’était le bon plan. Hors-Plan. La statistique situe la Géorgie à un niveau de performances très moyen comparé au reste de l’URSS. Elle oublie une donnée que nous rapportent des économistes du lieu et de l’époque: un quart au moins de la population adulte susceptible d’être «active» s’occupe de ses jardins familiaux, et s’active dans le maraîchage, la vigne et l’artisanat...«privés» (un gros mot, à l’époque). La proximité ville-campagne et les liens familiaux compensent les carences de l’approvisionnement d’Etat. Bref, les rayons des magasins sont d’une sobriété très socialiste, mais les tables toujours bien garnies.

Derrière l’écran des mots

Mon premier voyage, en 1966, est très «officiel» . Il me permet d’apercevoir la Cour. Le premier secrétaire du parti, le Prince de ces lieux, s’appelle Vassili Mjavanadze. Lorsqu’il paraît, dans l’assemblée des camarades, pas une mouche ne vole et chacun incline, légèrement, la tête. Plus tard, j’ai mis des mots sur ce spectacle: une sorte de féodalité. Les Mjavanadze, au demeurant, étaient une grande famille. Un autre clan allait leur succéder: les Chevarnadze. Le schéma de pouvoir népotique se retrouvait dans chaque région. Ces détails-là échappaient aux mots-écrans de nos idéologies. Les relations de parenté, les appartenances ethniques, le domaine «informel» avaient plus d’importance que toutes nos formules en «ismes». Ainsi, derrière la «lutte des classes» fictive, il y avait le réel combat des clans.

C’était spécialement vrai dans des pays qui, selon la formule consacrée, étaient «passés directement du féodalisme au socialisme» (en sautant l’étape capitaliste). Dans le Caucase, les mœurs féodales et patriarcales restaient solidement ancrées. Les jeunes femmes paraissaient «bien tenues» , comparées aux Russes, aux Moscovites que les Géorgiens disaient «de mœurs légères» . Mais tout de même, l’accès des femmes aux études et aux emplois, la protection sociale, distinguaient la Géorgie des pays voisins non-socialistes: Iran et Turquie. En ce temps-là, les Soviétiques avaient de sérieuses longueurs d’avance. La Géorgie affichait une espérance de vie, une scolarisation et des formations des deux sexes proches de l’Europe. Quant à la «démocratie» , si l’accès gratuit des sans-grade aux études et à la santé en fait partie, là aussi, j’ose le répéter aujourd’hui, «l’empire du mal» était un degré plus haut.

Le développement culturel

La langue officielle en Géorgie était le géorgien, dans son alphabet unique. Le russe, non officiel, mais tout de même langue officielle de l’URSS, était dominant dans les sphères dirigeantes, et forcément le plus véhiculaire, dans un pays peuplé d’une soixantaine d’ethnies, où les Géorgiens n’atteignaient pas les 70%. En 1978, sous la pression populaire, la Géorgie a rejeté la proposition de Moscou que le russe devienne «langue d’Etat» au même titre que le géorgien. Il en fut de même en Arménie. C’était au temps de Brejnev.

Il y avait trois grands réseaux d’enseignement: géorgien, russe, arménien. Il y avait, localement, des écoles azerbaidjanaises, abkhazes, ossètes, grecques. Une soixantaine d’ethnies et de langues, trois alphabets, sept religions 4... Des ethnologues sillonnaient avec ravissement ce «jardin des langues» . Tbilissi accueillait des congrès mondiaux de «khartvelologues», ou spécialistes du khartveli, la langue géorgienne 5 littéraire. La musique était omniprésente. Les événements familiaux, les soirées entre amis étaient ponctués de chants rituels et populaires. Comme en Russie, on récitait beaucoup de poésie, et les bibliothèques étaient bien remplies.

L’enseignement musical était l’un des plus réputés. La Géorgie exerçait sur les intellectuels russes une sorte de fascination. «C’est un pays» , écrivait Boris Pasternak en 1932, qui «n’a subi dans son mode de vivre – mais de façon surprenante – aucun changement, un pays qui reste aujourd’hui encore, terrestre, et ne se laisse pas emporter dans la sphère des abstractions, un pays d’une couleur jamais ajournée et d’une réalité quotidienne, aussi grandes les privations dont il souffre à l’heure actuelle soient-elles» 6.

Les intellectuels géorgiens, dès le XIXème siècle, ont adopté le bilinguisme et se sont abreuvés de culture russe. De ce pays sont natifs Vladimir Maïakovski et le chanteur Boulat Okoudjava. L’URSS aux frontières fermées ouvrait aux auteurs, écrivains ou cinéastes géorgiens les grands espaces des traductions et de la diffusion à travers l’Union, elle-même relais vers le monde extérieur.

Lors du 800ème anniversaire, à l’automne 1966, de Chota Roustaveli, poète épique du haut Moyen Age, auteur de la légende du «Chevalier à la peau de panthère» les villes et les villages étaient à la fête. Cette célébration populaire de la poésie était impressionnante.

A l’instar des fabuleuses fêtes de la chanson en pays baltes, elles témoignaient du retour aux traditions nationales, du moins celles qui ne faisaient pas ombrage à «l’amitié des peuples» . En ces temps-là, les cinémas nationaux d’URSS étaient prospères et variés, celui de Géorgie, en pleine renaissance: «Le père du soldat» de Rezo Tcheidze, «L’incantation» et «L’arbre du désir» de Tenguiz Abuladze, «La chute des feuilles» et «Il était une fois un merle chanteur» d’Otar Iosseliani, «Pirosmani» d’Eldar Chengueleia, les «Quelques interviews sur des questions personnelles» de Lana Gogoberidze» ont fait le tour du monde des cinéphiles 7.

Les cultures soviétiques n’étaient pas seulement, selon la formule clichée, «nationales de formes et socialistes de contenus» . Les nouvelles vagues des cinémas, l’art abstrait en Lettonie, les retours de Maïakovski et des mises en scène à la Meyerhold dans les théâtres de Moscou, la littérature russe contemporaine, les arts plastiques et la chanson d’auteurs esquissaient un renouveau au- delà du folklore.

Hors du champ de l’art et des émotions, la pensée critique sur le système était certes confinée aux cénacles. Ses expressions à Moscou et en Sibérie, dans les milieux contestataires, ou simplement marginaux, ne parvenaient à Tbilissi qu’en échos assourdis. L’art impertinent en Géorgie, dans le cinéma, jouait d’ailleurs moins les oppositions que la distance, l’ironie, l’humour absurde, il n’abordait que rarement les questions sociales, comme dans les «Questions personnelles» de Lana Gogoberidze ou «Le Repentir», d’Abouladze, film fétiche de la glasnost en 1987.

Il y eut en Géorgie, d’autres «ouvertures» surprenantes. Serge Tsouladze, un psychiatre venu de France, tente dans les années 60 de briser le tabou qui entoure la psychanalyse depuis la fin des années vingt. C’est à Tbilissi que se tient le premier congrès international «de l’inconscient» , en URSS. Dans un autre genre, «l’Institut du bonheur», comme on surnomme à Tbilissi le centre de recherches sur la stérilité, relance l’intérêt, abandonné depuis les années vingt, pour les méthodes contraceptives: les Géorgiens mettent au point et produisent le premier stérilet, en forme de parapluie, qui fera la joie «des femmes des secrétaires d’Obkom» (comités régionaux du parti). C’était la version des mauvaises langues.

Réformes de marché et chasse au vignoble

La Géorgie était très moyennement urbanisée: 50% en 1979, 60% en 1989 (contre 80% en Russie, plus de 70% en Arménie). L’industrialisation fut tardive. Beaucoup de petites fabriques, conserveries, champagne, tabac, mais également aciéries, moteurs électriques, ultérieurement matériel informatique.

La Géorgie fournissait l’URSS en agrumes, thé, vin, machines agricoles de montagne, locomotives électriques. Elle recevait d’autres républiques le pétrole et le gaz, les équipements et biens de consommation industriels. Des centaines de milliers de touristes débarquaient chaque année sur la côte, la riviera abkhaze et adjare, dans les maisons de repos pour travailleurs, résidences ministérielles, sanatoria, camps de jeunes.

En montagne, c’était «à la sauvage» , il y avait très peu d’hôtels, les voyageurs vivaient chez l’habitant ou sous tente. On se disait parfois que «le potentiel touristique» de la Géorgie était énorme et sous-exploité. Mais il était déjà convoité. On imaginait qu’il pourrait être respectueux de la nature et des traditions. «Ecologique» , comme on dit aujourd’hui. On imaginait. A Tbilissi, j’avais des amis «écolos» avant la lettre qui se battaient – par articles de presse et pétitions – contre les mangeurs de béton, les nouveaux hôtels «qui cassaient le profil du vieux Tbilissi» .

Dans les années 70-80, la Géorgie initie l’une des premières réformes marchandes dans l’agriculture. Les familles de kolkhoziens se voient promettre une part substantielle de la récolte et reçoivent des fourrages pour leur bétail «privé» . Leur production, vendue au Kolkhoze8, fait un fantastique bond en avant. C’est une petite révolution, préfigurant la restauration très attendue du Marché. Avec la perestroïka 9 et son ivresse de libertés et d’espoirs, le vin a mal tourné: la campagne antialcoolique de Gorbatchev entraîna la destruction d’une partie des vignobles. Ils occupaient 58.000 ha en 1950, 128.000 en 1985, pour retomber à 119.000 en 1987.

Le mineralny sekretar , comme on le surnomma, devint en Géorgie très impopulaire. On pouvait se consoler avec les excellentes eaux minérales de Borjomi, aujourd’hui menacées par les projets pétroliers.

Avec la fin de l’URSS, plus d’ordres de Moscou, ni de «grand marché» soviétique pour le vin, les eaux, le thé et le reste. Plus de subventions non plus, de fournitures de pétrole ou de gaz à prix d’amis. Ni de gratuité d’accès aux études et aux soins. Ni de cinéma géorgien. Quant à la coexistence inter-ethnique... Mais l’indépendance était gagnée.

Le pire était à venir: qui l’eût cru?

Jean-Marie Chauvier

  1. Orthodoxes géorgienne et russe, chrétienne d’Arménie, catholique, judaïque, sunnite, chiite

  2. D’autres langues ou dialectes géorgiens sont parlés en Mingrélie (Ouest), en Svanétie (Nord) etc...

  3. Boris Pasternak, «Lettres aux amis géorgiens», Ed.Gallimard 1968

  4. Pour ceux qu’intéressent l’Histoire et les références d’une culture extrêmement riche et diversifiée, largement ignorée en Occident, cf Jean-Loup Passek et collectif «Le cinéma russe et soviétique», Ed.L’Equerre, centre Georges Pompidou, 1981

  5. Kolkhoze: coopérative de production sous direction parti-étatique, mais dont les travailleurs, à la différence des sovkhozes (fermes d’Etat) n’étaient pas salariés, mais rémunérés en fonction des résultats collectifs

  6. «Reconstruction», réformes de l’ère Gorbatchev. (1985-1991)

Bibliographie, sur la situation de l’URSS dans sa phase finale:

«L’Etat de toutes les Russies» - les Etats et les nations de l’ex-URSS», sous la direction de Marc Ferro, avec la collaboration de Marie-Hélène Mandrillon. Contributions de Jean-Marie Chauvier. Ed. La Découverte, Paris 1993

Sur l’espace post-soviétique dix ans plus tard

«La Russie et son ex-empire. Reconfiguration géopolitique de l’ancien espace soviétique» Yann Breault, Pierre Jolicoeur, Jacques Lévesque. Ed. Presses de Sciences Po. Paris, 2003

Histoire de Géorgie, repères

VIème siècle avant JC: Royaumes d’Ibérie, à l’Est, et de Colchide, à l’Ouest (pays légendaire de la Toison d’or, des argonautes, de Médée, de Prométhée)

1184-1213: Royaume de la reine Thamar

1783: protectorat demandé à la Russie

1801: annexion à l’Empire russe

1918-21: République indépendante menchévique de Jordania. Annexion soviétique en 1921

1941-45: 700.000 Géorgiens dans l’armée rouge, sur le front antifasciste

1990-92: indépendance, dictature nationaliste de Zviad Gamzakourdia

1990-93: guerres civiles et contre les séparatismes en Ossétie et Abkhazie

1992-2003:présidence d’Edouard Chevarnadze

Novembre 2003: coup d’Etat ou «révolution des roses»

  1. Edouard Chevarnadze: premier secrétaire du Parti Communiste de Géorgie (URSS) de 1972 à 1985, puis jusqu’en 1990, ministre des Affaires Etrangères de l’URSS sous Gorbatchev, artisan du démantèlement du bloc soviétique et de la réunification allemande. Président de la Géorgie indépendante de 1992 à 2003

  2. Bakou-Tbilissi-Ceyhan, soit Azerbaidjan-Géorgie-Turquie, tracé du nouvel oléoduc mis en chantier par un consortium principalement anglo-américain, sous la conduite de BP, et sur décision de l’administration Clinton

  3. Convives conviés, à tour de rôle, à jouer les chefs de table prononçant les toasts

Caucase: la «montagne des langues» 1

Les dizaines de langues recensées en URSS appartiennent aux groupes slave, balte, ouralien (dont le finno-ougrien), turco-tatare, mongol, caucasien, arménien. Les principales se sont développées après 1917 grâce à l’alphabétisation (parfois: la création d’alphabets) à l’essor de littératures nationales et à leur diffusion internationale. Ce fut, principalement, dans les années 20-30, dites de «korenizatsia», ou enracinement des cadres, essor des autonomies culturelles. Puis vint la russification, instrument du centralisme stalinien, et plus tard, après 1953, une troisième phase, de compromis: «re-nationalisation» des cadres, relance des langues nationales dans la plupart des républiques fédérées 2, évolutions très inégales pour les petites minorités 3, le russe s’imposant de plus en plus partout comme langue officielle et véhiculaire. Mais la moitié des Soviétiques, en 1989, sont encore loin d’être de parfaits bilngues et la connaissance du russe est nulle dans les profondes campagnes de plusieurs républiques. Ce qui pose problème lors des appels à l’armée!

En Géorgie, 100% des dirigeants principaux de l’Etat (1955-72) et 83% des étudiants (1969-70) sont géorgiens, dans les deux cas une proportion supérieure au % de Géorgiens dans la population (67%) 4.

  1. L’expression «montagne des langues» est habituellement réservée au Daghestan, le pays le plus multilingue du Caucase.

Sources: «Le langage», encyclopédie de La Pléiade, Roger Caratini «Dictionnaire des nationalités et des minorités en URSS», Larousse 1990, «Narody Mira», encyclopédie soviétique 1988, V.I.Kozlov «National’nosti SSSR», Moskva 1982

  1. En Ukraine, 11 millions de russophones (à l’Est surtout) et les dirigeants russifiés de Kiev ne favorisent pas l’ukrainien. En Biélorussie, où la langue nationale avait été quasi imposée par les soviets dans les années vingt, le retour ultérieur au russe a été durable et largement spontané.

  2. Les Abkhazes, les Ossètes et les Kurdes en bénéficient, les ethnies de l’Arctique dépérissent.

  3. Sur l’évolution de la politique linguistique, cf Paul Kostoe «Russians in the former soviet republics», Hurst & company, London 1995.

Transcaucasie: trois Etats et des autonomies

La Transcaucasie ou «Caucasie méridionale» comporte trois républiques ex-soviétiques: la Géorgie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan..

L’Arménie (2,5 millions d’habitants) est la plus homogène. Minorités azérie et kurde.

L’Azerbaïdjan (8 millions) est habité de Turcs azéris mais confronté au séparatisme des Arméniens majoritaires dans la région du Nagorny (Haut) Karabagh, source de la première guerre civile marquant la fin de l’URSS.

La Géorgie (5,5 millions), une soixantaine de nationalités dont 70% de Géorgiens, est confrontée aux dissidences de ses trois autonomies.

A l’Ouest: l’Abkhazie qui a déclaré son indépendance et mené la guerre avec les Géorgiens de 1992 à 1994. Peuplée d’Abkhazes, de Géorgiens, de Russes, d’Arméniens, de Grecs.

Au Nord: l’Ossétie du Sud qui réclame son rattachement à la Fédération de Russie pour se réunifier avec l’Ossétie du Nord. Peuplée d’Ossètes.

Au Sud-ouest: l’Adjarie, peuplée de Géorgiens musulmans sunnites qui s’est installée dans un séparatisme économique de fait, favorisé par des liens privilégiés avec la Turquie frontalière.

La république de Jordania (1918-21) et la «question géorgienne»

En 1917 la Géorgie profite de la révolution russe pour fonder un Etat indépendant le 26 mai 1918. Il sera dirigé par le social-démocrate menchevik Noï Jordania, opposé à Lénine. La république de Jordania réalise une réforme agraire antiféodale, bénéficie d’un large soutien populaire et réprime les mouvements bolchevik et autonomistes. Cette histoire peu connue de l’expérience socialiste nationale 1 géorgienne est racontée et analysée par Téodor Shanin dans «La révolution comme moment de vérité» 2. C’est le temps de «la grande mêlée»: Rouges, Blancs, Britanniques, Allemands, Turcs se disputent le Caucase et les pétroles de Bakou 3. Le pouvoir soviétique finira par l’emporter. Une insurrection bolchevique géorgienne dans la région de Borchalo en février 1921 entraîne l’intervention de l’armée rouge, qui prend Tbilissi en mai. Le coup de force accompli sous la direction du bolchevik géorgien Sergo Ordjonikidze, poussé par un autre Géorgien, Iossif Djougachvili, dit Staline, va déboucher sur la «question géorgienne» qui oppose Lénine à Staline sur la conception même de l’URSS, fondée en 1922. Staline veut intégrer toutes les républiques soviétiques à l’unique Fédération de Russie. Lénine penche pour une Union de type fédéraliste avec large autonomie culturelle. Tendance qui sera respectée au début, puis inversée par la politique stalinienne, imposant l’enseignement obligatoire du russe en 1938 et restreignant les droits des minorités.

La politique des nationalités va de pair avec les choix de développement et, donc, le traitement de la question paysanne, dans des pays qui tous sont à majorité rurale écrasante: la NEP 4 léniniste des années vingt restaure le marché, tolère le secteur privé et les communautés villageoises traditionnelles, encourageant le mouvement coopératif que «théorise» le réformateur agraire Tchaïanov. Cette politique est abandonnée après la «crise du blé» en 1927 5 au profit d’une collectivisation forcée, instrument de l’industrialisation accélérée dans le cadre d’une économie administrée d’Etat. Ces grands bouleversements sont réétudiés à la lumière de documents inédits, depuis les années 90 en Russie, par des équipes d’historiens que dirigent Viktor Danilov et Teodor Shanin 6 Dans son dernier ouvrage «Le siècle soviétique», l’historien américain Moshe Lewin revient sur l’affaire géorgienne et d’autres aspects de ce grand séisme du 20ème siècle, sur base des archives enfin ouvertes à Moscou 7.

  1. Défendue ardemment contre les Bolchéviks par la IIème Internationale

  2. Teodor Shanin «Revoliutsiia kak moment instiny. 1905-1907- 1917-1922»izd. ves’mir, Moskva 1997

  3. Cf Stephane Yérasimos et Charles Urjewicz in «Les marches de la Russie», Herodote, no54-55, 1989

  4. Nouvelle Politique Economique adoptée en 1921 après l’abandon du «communisme de guerre»

  5. Conflit récurrent entre la ville et la campagne sur la question des prix: à la grève paysanne des livraisons de blé, le pouvoir répondra par les réquisitions et la collectivisation

  6. Une série d’ ouvrages sont parus, en russe, sur «la révolution paysanne en Russie» (1902-1922), les révoltes paysannes pendant la guerre civile de 1918-22, «la tragédie du village soviétique 1927-1939» (la collectivisation), le cosaque rouge Mironov, les mémoires orales de paysans collectées au début des années 90 etc...

  7. Moshe Lewin «Le Siècle soviétique», Ed.Fayard 2003