KIOSQUE: Sexes, genres et dominations

09.05.2010, Veröffentlicht in Archipel 158

Le numéro 4/5 d’Illusio est sorti à l’automne 2007. Un gros volume, de près de 600 pages, avec de très belles illustrations de photos et de tableaux, autour de la thématique «Libido, Sexes, genres et dominations».

Subdivisé en quatre grandes parties Théories de la libido; Corps dominés; Sport et libido; et Critique de la valeur, sexe et capitalisme , ce numéro a voulu aborder de manière critique les enjeux, intérêts et illusions contradictoires attachés au «vaste thème de la libido» . A ce stade, une première remarque s’impose: une présentation plus en détails des textes et chapitres (comme cela a été fait pour les témoignages et la dernière partie), des renvois entre les articles auraient facilité la lecture, et ce d’autant plus que les textes sont nombreux, parfois ardus et n'ont pas toujours de liens entre eux.

La première partie mêle des textes théoriques dont une critique des mouvements queer , post-féministes et post-modernes avec des analyses plus ciblées autour de la chasse et des femmes,… Inégale et un peu décevante, en raison principalement de sa dispersion (...) et de son «détachement» par rapport aux chapitres suivants, cette partie offre finalement peu de contextes et clés théoriques pour la compréhension de la thématique ou de l’approche choisie par ce numéro.

Les rapports entre la mondialisation marchande et la violence, la domination et le contrôle des corps (viols, prostitution, tourisme sexuel, pornographie, expérimentations pharmacologiques) sont ensuite étudiés. Le premier article situe l’enjeu et l’ampleur de la traite d’humains, rappelant qu’»au cours des années 90, en Asie du Sud-Est seulement, il y a eu deux à trois fois plus de victimes de la traite aux fins de prostitution que dans l’histoire entière de la traite des esclaves africains» 1, tandis que le deuxième article constitue une étude de l’exploitation du tourisme sexuel au Cambodge. D’autres articles étudient le viol comme arme de guerre, la «normalisation pornographique» et les essais cliniques sur les «cobayes humains». De ces articles, très intéressants, ressort, de manière implicite ou explicite (surtout chez Patrick Vassort) que la marchandisation violente et l’industrialisation du sexe constituent des phénomènes, ou, mieux, un processus total, «potentiellement totalitaire» . Il est dommage que cette partie n’inclut pas un article sur les viols et violences faites aux femmes en Afrique du Sud (qui détient, avec un viol toutes les 28 secondes, le triste record mondial) et que le chapitre sur «viols de guerre et religion musulmane» de Patrick Vassort ne soit pas plus fouillé et nuancé car le rejet et la culpabilisation des femmes violées sont tout aussi violents et massifs dans des pays non musulmans (République Démocratique du Congo, Afrique du Sud, ...).

Les deux parties suivantes sont les plus originales. La première croise des témoignages touchants d’anciens sportifs de haut niveau avec la critique radicale de l’institution sportive, alors que la dernière partie est consacrée aux liens entre capitalisme, sexualité et genre.

La troisième développe une attaque en règle contre l’institution sportive à tous les niveaux: en démontant le machisme dans la presse, surtout sportive, le mythe fondateur des jeux olympiques, l’instrumentalisation du corps au service de la performance, la structuration des événements sportifs selon la logique économique et les agressions sexuelles dans le milieu sportif. Ces textes désacralisent et déconstruisent le mythe du sport comme facteur de développement de la démocratie, chance d’ascension sociale pour les plus défavorisés, lieu de communion et d’échanges, instrument de pédagogie égalitaire, etc. La force et l’originalité de ce chapitre est de démontrer que l’institution du sport est à la fois un «macro-système dont les ramifications deviennent de plus en plus capitalistiques» (Patrick Vassort) et, dans le même temps, un révélateur et un catalyseur du processus à l’œuvre, aujourd’hui, dans la société marchande: culte de la performance, rationalisation de la sexualité, redéploiement d’un machisme décomplexé, accroissement de la domination. Dès lors, le dopage, la phallocratie et la corruption généralisées des institutions sportives internationales, la fascisation soft des pratiques (soumission, rationalisation, esthétisation des corps, …), les agressions sexuelles, loin d’apparaître comme des «déviances», des accidents ou des dysfonctionnements, sont, au contraire, inhérents au système sportif et à son projet de contrôle social, et intégrés à la logique marchande.

Après la coupe du monde de rugby et avant les prochains jeux olympiques, cette critique est d’autant plus nécessaire face, d’une part, à l’emprise croissante de la spectacularisation des événements sportifs et, d’autre part, au point aveugle que constitue le sport dans la critique politique en général. Bizarrement, l’appel au boycott des jeux olympiques de Pékin en 20082 est surtout centré sur la condamnation du lieu la dictature chinoise et moins (en tout cas, au vu des textes de ce numéro, pas assez) sur «la machinerie silencieuse de l’olympisme» .

Enfin, la dernière et plus courte partie, ouvre un espace à des auteurs s’inscrivant dans le courant de la «critique de la valeur» (Robert Kurz, Anselm Jappe, les revues Krisis et Exit!), basé sur une relecture critique des concepts de fétichisme et d’aliénation chez Marx. Les deux premiers articles, à partir de l’analyse des écrits de Sade comme expression «exagérée» ou miroir grossissant du rapport capitaliste entre les sexes, tentent de démonter la charge (prétendument) révolutionnaire du marquis et développent leur critique du capitalisme. L’hypothèse d’Anselm Jappe, l’auteur de «Les aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique de la valeur», me semble éclairante. Selon lui, le culte dont jouissait Sade au sein et autour du surréalisme, qui voulait y voir une arme de scandale contre une société étriquée, s’explique largement par le décalage, qui a existé dans nos sociétés jusque vers 1960-70, entre la base productive et les valeurs morales officielles du capitalisme. De même, sa critique de l’apologie du «désir», de la «sexualité» et de la «transgression», qui pouvait encore avoir quelque sens avant mai 68, constitue une hypothèse fructueuse pour opérer une réévaluation critique de tout un courant de pensée qui va de Dada à l’Internationale situationniste, en passant par Marcuse et d’autres.

Le dernier article, de Johannes Vogele, tente une brève synthèse des avancées de la critique de la «dissociation – valeur», qui perçoit le capitalisme comme un «rapport social asymétrique entre les genres» sous la forme des catégories du «masculin» et du «féminin». L’intérêt de cet article réside, entre autre, dans la volonté de l’auteur de développer cette approche de façon critique et dynamique, en évitant les pièges du ressassement, de l’impuissance et de la totalisation aboutie pièges dans lesquels tombent trop souvent les tenants de ce genre de théories.

Au bout du compte, à la lecture de ce dernier numéro d’Illusio, se dégage une impression de richesse qui tient à l’originalité de la démarche. L’institution et les événements sportifs, analysés ici, restent encore un terrain (presque) vierge de la critique politique. Il est possible d’ailleurs que «l’extériorité» de cette question aux écoles théoriques permet justement à Illusio le regard croisé entre différents lieux le sport, le corps, la sexualité, le bordel, le champ de bataille,… avec la critique féministe, le courant de la «critique de la valeur», des témoignages, des illustrations et des études plus empiriques. Le pari d’une telle approche est de poursuivre une dynamique ouverte et radicale à la fois, sans tomber dans l’éclectisme ou le fourre-tout idéologique. Gageons qu’Illusio saura soulever le défi. A noter enfin, le prix extrêmement bas (15 euros) pour un numéro aussi important et d’une telle qualité.

Frédéric Thomas

* Illusio, No 4/5

Automne 2007, Caen

587 pages, 15 euros.

http://revueillusio.free.fr

  1. Richard Poulin, Femmes et enfants, marchandises sexuelles, p. 235.

2.

http://cobop.free.fr