Les Roms en Serbie: différents, mais égaux?

von Pr. Božidar Jakšic, 09.03.2015, Veröffentlicht in Archipel 234

Les anciennes générations de la plupart des peuples balkaniques portent dans l’expérience de leur enfance une représentation de la femme Rom comme une méchante femme. Si les enfants étaient turbulents, les parents – plus souvent les mères que les pères, auxquelles revenait cette partie de l’éducation – leur faisaient peur: «Si vous nePeut-être que certains se rappelleront ces jours de leur enfance avec une nostalgie innocente mais il serait intéressant de réfléchir aux conséquences que rencontrerait une mère Rom qui dirait à haute voix à ses enfants: «Si vous ne vous calmez pas, la Serbe/Croate/ Albanaise – ou, encore plus inimaginable, la Slovène – va venir et vous emporter dans son sac». Abordée sous cet angle, cette anecdote illustre de manière probante le fait que les processus de stigmatisation des concitoyens roms, en tant que base formelle et informelle de leur discrimination au quotidien, sont profondément enracinés dans la tradition des sociétés balkaniques, et que la représentation de leur identité est pleine de banals préjugés et stéréotypes.

Peut-on, dès lors, s’étonner qu’un grand nombre de concitoyen-ne-s serbes, incontestablement d’identité rom, ne s’identifient pas comme tels sur les listes officielles? D’après les pourcentages réels, 450.000 Roms environ vivent en Serbie alors que le recensement de 2011 n’en enregistre qu’environ 147.000.
Ainsi, les problèmes de «mimé-tisme ethnique» et d’«exode ethnique» qui étaient auparavant pointés, trouvent leur confirmation. En s’identifiant comme non-Rom, ceux-ci veulent en fait changer et, dans certains cas, abandonner leur identité.
Pour expliquer pourquoi un grand nombre de Roms «fuient» leur identité, deux importantes raisons sont à juste titre évoquées: «fuir» la pauvreté et mieux, se protéger des discriminations. Beaucoup moins d’attention est consacrée au problème de l’assimilation, comme absence de désir de protéger l’identité rom, et comme augmentation significative de la xénophobie dans la société serbe. Ainsi en Serbie, une animosité est fortement exprimée, voire cultivée en temps de guerre, envers tout ce qui est Autre et Autrement, ce qui est différent, ce qui est étranger. Il suffit que quelqu’un soutienne un autre club de foot, sans parler de quelqu’un qui soit citoyen d’une autre nation ou fidèle d’une autre confession, qu’il ait une orientation sexuelle différente, ou même le simple fait qu’il soit étranger ou rom: il y aura toujours un groupe de gens pour décharger sa frustration et sa colère sur cette malheureuse personne. La tragique fin du jeune supporter français à Belgrade ou le meurtre haineux de deux jeunes à Belgrade et à Bor ne sont absolument pas des cas isolés mais des indicateurs de l’inquiétant état général de la société.
Une grande majorité du peuple rom constitue tout bonnement dans cette société les «gens des bas-fonds», à qui personne ne prête attention de manière systématique. Si l’on met de côté la représentation romantique des Roms comme un peuple particulièrement doué pour la musique ou les stéréotypes négatifs sur «ces gens sales», «enclins aux petites escroqueries», «ces voleurs», on peut alors dire que, pour une grande majorité, le quotidien est pavé de luttes sans fin pour la survie. Il ne serait pas sans fondement de dire qu’il s’agit là d’un des traits les plus importants de l’identité rom.
Roms, acteurs de la scène publique Les Roms ont malgré tout «migré», de la marge profonde de la société vers un courant social central. De «concitoyens invisibles» ils sont devenus un important facteur de la scène publique serbe, davantage au niveau politique et culturel, surtout éducatif, moins au niveau économique. Les mérites de ce changement, bien entendu positif, de la perception publique des Roms, reviennent tant aux éminents représentants du peuple rom qu’aux organes de l’Etat.
La vue d’ensemble de la vie rom offre un bien sombre tableau. Si on considère la position sociale et économique des familles roms et le statut politique et culturel de leur communauté, il est aisé de constater qu’ils se trouvent dans un labyrinthe pentagonal duquel il est difficile de trouver une sortie satisfaisante. Les côtés de ce pentagone sont la ségrégation, l’assimilation, la discrimination, l’intégration et l’émancipation. Pour l’instant, leur quotidien est visiblement plus proche des côtés ségrégation et discrimination que des côtés intégration et émancipation. Il peut difficilement en être autrement dans une société pauvre, dévastée par les efforts de guerre, pillée par les profiteurs de la guerre. Bien que l’intégration, par exemple, prenne divers aspects institutionnels et hors-institutions, il semble ardu de répondre à la question de ce que signifie exiger d’une communauté humaine qu’elle s’intègre à un milieu social plus large quand on sait qu’elle y vit depuis des siècles. Pour autant, dans cette coexistence centenaire, les Roms n’ont jamais montré d’aspirations territoriales, politiques ou économiques à la séparation. Ayant à l’esprit ce fait-là, chaque concept de l’intégration des Roms devrait partir du principe qu’ils ont leur propre identité et le droit à être et égaux et différents. Il semble bien plus important que les Roms déterminent seuls les dispositions de leur émancipation, plutôt que leur soient imposés des processus d’intégration qui signifient en fait leur assimilation.
La vie politique de la Serbie est basée sur l’ethno-nationalisme et sur l’idée que la nation est le maître absolu sur son territoire. L’ethnocentrisme et le nationalisme sont les deux options dominantes qu’offre la Serbie politique contemporaine à toutes les communautés ethniques minoritaires, y compris aux Roms. Le problème étant que l’ethno-nationalisme exclusif établi sur le sobornost (l’unité d’un seul peuple, en grec: symphonia) ne peut constituer une base fiable à la prospérité des sociétés multiethniques. Une partie de l’identité rom est la liberté ouverte, et non l’ethnocentrisme fermé. Cette partie de l’identité rom doit être préservée dans l’intérêt de la société dans son ensemble.
Dans la Serbie contemporaine, la position politique des Roms est déterminée par trois facteurs essentiels qui pèsent sur la préservation ou le changement de leur identité:

  • les procédés des organes d’Etat à tous les niveaux du pouvoir et les activités des partis politiques;
  • les activités des partis politiques et des associations roms;
  • les initiatives des acteurs internationaux qui consacrent aux Roms une partie de leurs activités en Serbie.
    Sortir de la catastrophe Sans douter à aucun moment des bonnes intentions de chacun de ces acteurs, l’analyse de leurs activités suggère que la communauté nationale rom en Serbie, vue sous un angle politique, se trouve dans une sorte de «triangle des Bermudes». Elle est perturbée par la politique des organes d’Etat, et surtout par celle de la plupart des partis politiques (quasiment tous), par des approches inadéquates de la part des institutions internationales mais aussi par l’impossibilité et l’incapacité des activistes et leaders (souvent autoproclamés) des innombrables associations roms à s’y retrouver dans ce galimatias et à placer au premier plan, non pas leurs intérêts personnels mais ceux de la communauté.
    En effet, la catastrophe économique, politique, culturelle et morale dans laquelle se trouve la société serbe depuis les dernières décennies du vingtième siècle, comme d’ailleurs d’autres sociétés balkaniques, a certainement rapproché les non-Roms des Roms, et réciproquement. Il s’agit, pour le moment, d’un «nivellement dans la pauvreté». Les Serbes et les Roms, ainsi que les membres des autres peuples qui vivent en Serbie, vont-ils trouver en eux la force de se sortir de cette catastrophe par un effort commun? Cela reste à voir.
    Les Roms sont un peuple dont le style de vie, le modèle culturel, les coutumes et la langue diffèrent de la plupart de la population serbe, et des populations albanaise, bosniaque ou hongroise pour certaines communautés locales. Ces différences, bien que source d’incompréhension et de méfiance, font la richesse d’une société démocratique. A la place des discours grandiloquents sur l’intégration, les Roms de la Serbie actuelle ont besoin d’une vie sans discrimination ni assimilation, d’une vie non «poussée» vers l’ethnocentrisme, et de l’émancipation de leurs misérables conditions de vie. Il est du devoir de tous les acteurs publics serbes de créer les conditions permettant aux familles roms d’assurer leur existence par leur travail, et non pas par l’aide humanitaire de donateurs étrangers. Il est nécessaire que les Roms eux-mêmes se battent pour ces conditions d’existence. Leurs partenaires naturels dans cette «lutte» sont aussi les nombreux citoyens serbes qui ne vivent pas mieux qu’eux. Ainsi, il faut que les Roms s’émancipent de leur misère en préservant les valeurs fondamentales de leurs différentes identités!
    Les Roms sont en effet différents, mais c’est un droit que personne ne devrait pouvoir leur contester. Il est nécessaire de leur assurer l’égalité dont la base serait la liberté et qui confirmerait leur droit à la différence. Le droit des Roms à être égaux mais aussi différents serait le plus grand apport que tous les acteurs politiques, aussi bien d’Etat que roms, peuvent apporter à la société dans son ensemble.
    L’image de la femme rom comme une «méchante sorcière» qui voudrait emporter dans son sac un enfant turbulent a disparu du discours public, même si, en Serbie, on ne mentionne pas le fait qu’aujour-d’hui encore, seulement deux à cinq pour cent des femmes roms ont un travail stable.
    Pr. Božidar Jakšic
    Institut de Philosophie et de Théorie Sociale
    Université de Belgrade
    vous calmez pas, la Tsigane va venir et vous emporter dans son sac».