MAGHREB Le Maghreb: portier de l?Europe

23.09.2005, Veröffentlicht in Archipel 130

D’après un entretien réalisé par Radio Zinzine avec Ali Ben Saad*, au sujet de la sous-traitance que feraient les pays du Maghreb pour le compte de l’Europe concernant la gestion des réfugiés et des immigrés qui veulent y venir. Il répond d’abord sur la question du tri qui serait opéré par la Lybie.

Ali Ben Saad: Ca ne concerne pas que la Libye mais tous les pays du Maghreb et il ne s’agit pas d’un tri, mais plutôt d’un rôle de barrage, de rétention et de sous-traitance de la répression. Il n’est pas encore question de faire un tri des migrants, il s’agit de les refouler et la seule Libye, cette année, a reconnu en avoir refoulé cinquante mille, des refoulements qui se font dans des conditions dramatiques.

Pendant très longtemps, les pays maghrébins ont entretenu un déni de réalité, à savoir qu’il n’y avait pas de migrants qui transitaient chez eux, pour ne pas en être tenus responsables par l’Europe. Et puis l’Europe a fait monter la pression pour que ces pays fassent barrage à une immigration, plus fantasmée que réellement importante. C’est peut-être la dangerosité extrême des itinéraires empruntés, le côté spectaculaire, le fait de traverser le plus grand désert du monde et puis la mer, qui provoque ce fantasme d’invasion de l’Europe.

Mais quand on regarde de près, si on prend le cas de l’Espagne par exemple,** on constate que les Sub-sahariens représentent moins de 4% des gens qui arrivent en Europe par l’Espagne. Ils sont bien moins nombreux que les Latino-américains, que les Européens et que les Maghrébins.

Désormais les Latino-américains utilisent le détour saharien pour arriver en Espagne et ailleurs, car cet itinéraire permet de déployer une stratégie de contournement et d’opacité – on est dans l’un des espaces les plus opaques au monde – qui est la meilleure réponse à la stratégie de fermeture de l’Europe. Ainsi s'explique la «promotion» de ces itinéraires qui paradoxalement, de plus dangereux sont devenus parmi les plus utilisés pour atteindre l’Europe.

Ainsi le Maghreb est en train de devenir espace d’immigration, alors qu’il était surtout espace d’émigration.

Après la Libye, ce sont tous les pays maghrébins qui ont, entre 2003 et 2004, pris des dispositions juridiques exceptionnelles visant à réprimer cette immigration – une immigration qui n’existait auparavant pas juridiquement – sous la pression de l’Europe et avec une sorte de mimétisme, de clonage des dispositions répressives européennes. On peut le constater au travers des déclarations des officiels maghrébins, et libyens particulièrement, qui, après avoir tenu un discours panafricaniste ouvert – qui était aussi raciste quelque part puisqu’il nourrissait une vision très impériale à l’égard de l'afrique noire – développent aujourd’hui un discours entièrement raciste vis-à-vis de cette invasion africaine incontrôlée apportant la prostitution, la drogue, le sida, etc.

En échange de quoi les pays du Maghreb jouent-ils ce rôle de «portier» de l’Europe?

En échange d’aide au développement et de reconnaissance politique.

Du temps où Nicolas Sarkozy était ministre de l’Intérieur pour la première fois, lors d’une conférence de presse en Algérie, il avait annoncé que si on pouvait coopérer dans ce domaine-là, on pouvait coopérer sur d’autres. Et il s’était lancé dans un plaidoyer pour faire un glacis sécuritaire autour de l’Europe, avec les pays maghrébins. C’est un de ceux qui ont fortement fait l’amalgame entre immigration et terrorisme. Et la répercussion est directe dans les lois qui ont été votées dans les pays maghrébins: dans la loi marocaine, terrorisme et émigration sont associés dans un même packaging. Surtout qu’au Maroc, c’était après les attentats de Casablanca. Il s’agit aussi, comme pour la Libye, d’une sorte de réintégration dans le jeu politique. L’Algérie a fait valoir cela du temps où elle ne pouvait pas acquérir certaines armes de surveillance infrarouge parce qu'il y avait discussion sur sa responsabilité dans les massacres.

Quand l’embargo, y compris militaire, contre la Libye a été levé, tout ce qui portait sur l’aéronautique a été maintenu, ils ont donc négocié.

C’est dramatique, quand on va sur le terrain, de constater les violations des droits humains par ces pays maghrébins dans un grand silence de l’Europe. Jamais les pays maghrébins n’auraient rêvé mieux, plus personne ne leur fait de leçon démocratique puisque les donneurs de leçons sont ceux qui leur font injonction de transgresser. Alors que font les pays maghrébins? Les violations exercées sur leurs citoyens, et sur lesquelles on est bien informé, sont amplifiées à l’égard des migrants africains.

Les Africains arrivent à pied aux frontières et se font bastonner?

Non, non, ils se font rafler partout dans le Maghreb. Il s’est constitué un nouveau réseau de maisons de refoulement qui reprend les anciens itinéraires transsahariens du Sud jusqu’au Nord. Chaque commissariat a sa maison de refoulement: des hangars où on parque des centaines de personnes, et on les regroupe jusqu’au Sud où on les met dans des camions et on les déverse dans des no man’s land . On ne les renvoie pas chez eux: il y a actuellement toute une bande au Sahara, qui court de Dirkou (au Niger vers la Lybie) jusqu’à Borj Mokhtar à l’extrême ouest algérien que j’ai appelée «l’espace des enfermés dehors» . Ce sont des gens qu’on jette en dehors de l’espace Schengen et de l’espace maghrébin, et qu’on n’enferme même pas puisqu’ils sont dans une nature tellement hostile qu'ils organisent leur propre enfermement, pour assurer leur survie. J’ai calculé à Tinzoutin , un rythme de refoulement de 300 à 600 personnes, une à deux fois par semaine, et ce n’est qu’un des point de refoulement de l’Algérie qui en a au moins trois.

Ils sont à 700km de Tamanrasset, à 1ou 2 km de la frontière algérienne, bien que frontière, au Sahara, ne veuille rien dire. Tout le Sahara est une frontière.

Ils se retrouvent en plein désert, isolés?

Ceux-là ont squatté un ancien village touareg qui avait été détruit lors de la confrontation avec le pouvoir malien qui a eu lieu à la frontière algéro-malienne. Du coup, il y a le danger que sur cette zone s’organise une contre-société violente. Ces gens-là ne repartent pas, ce serait plus coûteux pour eux de partir que de revenir. J’ouvre une petite parenthèse sur une espèce de saupoudrage caritatif de l’Europe – je ne jette pas la pierre à ces associations, mais j’ai rencontré par exemple une association italienne qui aide au retour de certains réfugiés, une centaine sur des centaines de milliers, c’est une goutte d’eau dans l’océan, et ils leur proposent de soutenir la création d’entreprise pour mille euros. Mais ces gens-là ont dépensé de 2 à 10 fois cette somme pour partir. Il y a une chose qu’il faut dire, même si ce n’est pas politiquement correct: ce ne sont pas les plus misérables qui vont migrer, ce sont les plus cultivés, les plus ouverts sur l’extérieur, les plus nourris de l’imaginaire migratoire.

Pourquoi est-ce le Nigeria qui fournit une grande majorité de migrants? Le Nigeria est lui-même un pays d’immigration, c’est un pays pétrolier, avec un niveau de vie relativement meilleur que celui des autres pays africains, avec une économie extravertie, et surtout, une urbanisation démesurée. Lagos a plus de population que toute l’Ile de France. C’est ce qui fait que ce sont ces gens-là qui partent. De plus, ce sont eux qui en ont les moyens.

Et puis il y a une économie du refoulement qui se fait dans des régimes qui sont un peu corrompus: les policiers sont là pour prévenir les gens. Dès qu’il y a un refoulement, vous avez des gens qui sont là pour attendre pour ramener les gens refoulés chez eux.

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En leur faisant payer ce qui leur reste?

Voilà. Une chose m’a frappé: il arrive que des femmes africaines se livrent à la prostitution, ou prostitution occasionnelle volontaire. Mais dans le cadre du refoulement, ce sont de véritables camps qui se forment où on contraint les femmes à la prostitution parce qu’elles deviennent une des sources de financement dans ces confins désertiques.

En déportant, en délocalisant les tensions de ces frontières Schengen, l’Europe est en train de créer de forts foyers de tension pour l’avenir.**

On est là véritablement en train de faire renaître une confrontation arabo-berbère, négro-africaine, sur d’autres lignes de faille. On sait que si cette région, géographiquement, est une faille physique, économiquement, c’est une faille de richesse, avec un différentiel aussi important que la faille méditerranéenne, et on peut dire que le Sahara est une réplique à cette faille. Mais en même temps, c’est une ligne de faille géo-civilisationnelle entre monde arabo-berbère, négro-africain, où il y a eu beaucoup de conflits depuis le Tchad jusqu’à la Mauritanie visant à rééquilibrer ce type de contacts et ces migrations. Ce rôle de gendarme qu’on veut faire jouer aux pays maghrébins risque de raviver des tensions sur une ligne de faille active. Et c’est la responsabilité de l’Europe.

Est-ce que ça veut dire que, en dehors des réaction morales qu’on ne peut qu’avoir vis-à-vis de ça, il y a une efficacité quelconque? Ca fait un frein, une espèce de tampon, mais ça passe quand même, d’une manière ou d’une autre, non?

Oui. On ne peut rien contre des processus qui se font en profondeur. Au fond cette immigration est le produit d’un processus de rapprochement à la base qui se faisait, et se fait à nouveau, entre le Maghreb et l’Afrique Noire à travers le Sahara. Cette immigration a commencé de proche en proche, et c’est en arrivant à la rive sud de la Méditerranée qu’elle a trouvé face à elle l’Europe et qu’elle s’est greffée sur une migration, une circulation euro-maghrébine déjà très ancienne.

Les migrations africaines sont une histoire très ancienne qui n’a rien à voir avec l’Europe sauf dans le sens des conséquences qu’a pu avoir l’Europe sur leur économie. Un pays comme la Côte-d’Ivoire par exemple, avec une majorité de travailleurs immigrants, ou une ville comme Abidjan, est composée d’une majorité de migrants ou d’origine migratoire.

Maintenant que le monde est en train de se contracter, ces gens en bougeant se sont trouvés dans cette trajectoire de l’Europe. Le Maghreb, dans son développement, s’ouvre fatalement sur sa rive africaine, il ne peut pas faire autrement.

On dit souvent que c’est le désir géopolitique de la Libye de s’ouvrir sur les pays africains, pour contrebalancer l’embargo et sa déception à l’égard des pays arabes, qui explique le fait que les migrants africains sont devenus nombreux au Maghreb et puis de là, partis en Europe. Or avant même que la Libye ne s’engage dans ce processus, on trouve les traces d’une présence africaine massive et ancienne, à travers ne serait-ce que les expulsions, parce que la Libye est un grand champion des expulsions. Elle a toujours, y compris avec les pays arabes, fait alterner appels, sollicitations, répression, refoulement, et donc, ce sont des centaines de milliers qui se faisaient refouler auparavant. On parle beaucoup de mondialisation, actuellement, or on peut dire qu’il y a douze siècles se déroulait l’une des premières et des plus importantes phases de la mondialisation. Le commerce transsaharien, en s’ouvrant sur l’Afrique, alors ignorée, et en la reliant avec la Méditerranée qui était le centre du monde, a été l’un des premiers processus de mondialisation. Il s’agissait d’un bouleversement spatial beaucoup plus radical que la découverte de l’Amérique. Et tout cela a tissé des liens très importants. Cette spécificité du Sahara, les oasis, dont on pense que c’est l’émanation d’un équilibre naturel ou que c’est la forme naturelle de vie dans le désert, n'existait pas dans le désert namibien, chilien ou même américain. Si les oasis ont existé, si des villes ont existé au Sahara, c’est parce qu’elles servaient de nœud infrastructurel au commerce transsaharien dont malheureusement les esclaves étaient l’un des vecteurs principaux.

C’est la colonisation qui a interrompu ce vieux processus en générant un développement zonal, littoralisé côté Afrique du Nord et côté golfe de Guinée et en faisant du Sahara une sorte de hiatus entre les deux.

Mais aujourd’hui nous assistons à la reprise d’un processus de mondialisation contrarié. Pour emprunter au langage psychanalytique, disons qu’il s’agit d’un retour de refoulé, un retour de logique spatiale refoulée. Et comme tout refoulé il inquiète, mais il est là, et c’est une réalité. Je prends le cas d’une ville que je connais bien, puisque j’ai étudié à Agades au Niger. Il y avait 50.000 habitants au Moyen Age, plus que Paris et Londres. Avant les années 70, on n'en comptait plus que 3.000 pour 150.000 aujourd'hui. Agades se développe aux dépens de Niamey parce que cette reprise des échanges, des flux méridiens entre le Nord et le Sud, tel que cela a fonctionné pendant longtemps, est en train de revivifier des itinéraires et d’anciens centres transsahariens. C’est un processus logique, normal, inévitable. Il fait partie de la mondialisation qui se fait aussi dans des marges et par des marges.

Par contre, il existe des drames humains terribles dont on ne parle pas beaucoup en Europe parce que le souci de l’UE est de délocaliser cette répression, ce rôle de barrage de rétention, et de le faire assumer par les pays maghrébins. Une des clauses conditionnelles des accords d’association avec les pays maghrébins est toujours d’accepter de recevoir les refoulés originaires de leur pays et maintenant d’Afrique sub-saharienne.

La politique de bon voisinage avec les pays de méditerranée méridionale (la politique de bon voisinage, c’est ce qu’on propose comme type d’association aux pays dont on ne veut pas en Europe) est conditionnée par leur collaboration sur la question migratoire. On peut dire que le processus de Barcelone en 95 posait aux pays de la rive Sud une conditionnalité démocratique, maintenant il y a eu un glissement de cette conditionnalité démocratique vers une conditionnalité migratoire et sécuritaire. Or cautionner des politiques aux dépens des garanties démocratiques est porteur de graves dangers pour l’avenir même de l’Europe. Cela ouvre la voie à des pratiques sécuritaires négatrices des valeurs démocratiques…

* Ali Ben Saad est chercheur à l'Institut de Recherche sur le Monde Arabe et Musulman et dirige le numéro d'automne de la revue «Maghreb-Mashrek» consacré au thème développé dans cet article