MEXIQUE: Bien le bonjour

von Georges Lapierre, 14.09.2004, Veröffentlicht in Archipel 118

Cette chronique nous est envoyée depuis l’Etat de Oaxaca, où réside Georges Lapierre, co-auteur de «L’incendie millénariste». En différents chapitres, que nous publierons au fil des prochains numéros, il nous propose une vision philosophique et politique des événements en cours au Mexique et, à travers eux, nous interroge sur l’Europe actuelle.

Revenons à la question qui nous occupe, les instances de gouvernement régional. Le Mexique est un Etat fédéral, avec une Constitution nationale, qui comprend 32 Etats dotés chacun d’une Constitution qui lui est propre et qui n’entre pas en contradiction, évidemment, avec la Constitution nationale. Chaque Etat est divisé en communes, dernière instance politique, administrative et judiciaire. Il n’y a pas d’institution intermédiaire entre la commune et l’Etat.

Les conseils de bon gouvernement, un problème constitutionnel

La création de las juntas de buen gobierno pose un problème constitutionnel non seulement au niveau de l’Etat du Chiapas, comme le laisse entendre le ministre de l’Intérieur du gouvernement fédéral, mais aussi au niveau de l’Etat fédéral et de la nation. «El gobierno federal quiere lavarse las manos y olvidarse que tiene un gran problema» (le gouvernement fédéral veut se laver les mains et oublier qu’il a un grand problème), vient de déclarer récemment un député local, qui refuse avec les autres députés, toutes tendances confondues, de légiférer pour légaliser les conseils zapatistes. Mais nous sommes au Mexique, et les directives en ce qui concerne le Chiapas consistent à ne pas donner d’importance au mouvement zapatiste, la consigne est de faire l’autruche et de simuler que tout va bien, que «nous sommes dans un processus de paix» , et c’est dans ce cadre-là qu’a été accueillie officiellement l’initiative zapatiste.

Il ne s’agit pas d’ignorer les zapatistes mais de les considérer comme une organisation sociale parmi d’autres. D’un côté, on continue le travail de sape et de division; de l’autre, on fait bonne figure devant le fait accompli. Un exemple: la police arrête deux zapatistes de la commune «Miguel Hidalgo» transportant du bois sous l’inculpation grave «d’ecocidio» (de destruction de la nature), en fait ils ont refusé de donner la mordida , les quelques billets qu’on laisse aux flics pour qu’ils ferment les yeux. Ils sont en prison, pourtant le juge chargé de l’affaire accepte de recevoir les représentants de la commune autonome Miguel Hidalgo et du conseil de bon gouvernement, bien qu’ils n’aient aucune autorité officiellement reconnue, et prend en compte les autorisations accordées par ces deux instances aux deux paysans. Ceux-ci sont finalement libérés et se déclarent heureux de cette «légitimation de l’autonomie» .

Pourtant la notion de territoire a été écartée de la loi indigéniste par l’actuelle législature, quant à celle de gouvernement régional, elle est prohibée depuis 1917: aucune autorité intermédiaire ne peut exister entre les gouvernements des Etats et les communes. Alors, état d’exception au Chiapas? Le monde indigène est un état d’exception dans le Mexique contemporain. Il ne cessera de l’être qu’à partir du moment où l’Etat reconnaîtra et légitimera son existence, ce n’est pas pour demain.

De leur sens sur le plan de l’autonomie

Les conseils apportent une unité; le monde indien ne présentera plus cette division en de multiples communautés, plus ou moins isolées, souvent en conflits entre elles, ou qui s’ignorent. Ces communautés se trouvent regroupées au niveau d’une instance supérieure, elles ne se trouvent plus seules face à l’Etat et c’est entre elles qu’elles régleront les problèmes qui les concernent. La commune autonome zapatiste rassemblait déjà un premier réseau de solidarité qui unissait un certain nombre de hameaux ou communautés villageoises, la junta de buen gobierno représente un niveau supérieur et rassemble un deuxième réseau de solidarité entre les quatre ou sept communes qu’elle comprend et les communautés villageoises qui correspondent à ces communes. Elle élargit le champ des échanges et de la communication et renforce ainsi la cohésion et l’unité de l’ensemble.

L’assemblée régionale permet au monde indien de se reconstruire à travers la reconnaissance d’une identité commune, le sentiment d’une appartenance élargie, qui n’est plus réduite à la communauté, à la localité, «je suis de tel village », mais qui s’élargit à une région et à une culture, ici la culture indienne de la résistance. Dans le même sens, elle soulagera les communes de l’énorme pression politique qu’elles subissent généralement.

Avec cette instance régionale se précise la notion de territoire en tant qu’espace vital qui donne à un peuple les moyens de son autonomie.

De l’esprit des échanges et des voleurs de poules

A ce sujet, j’aimerais clarifier, si possible, certaines idées. Cet espace vital est un espace spirituel dans le sens où c’est l’espace des échanges, l’espace de la réciprocité, que ce soit avec l’environnement humain ou que ce soit avec l’environnement que l’on dit naturel, mais qui est, pour tous les peuples dignes de ce nom, spirituel, le lieu des divinités, des esprits de la terre, des sources, du maïs, des animaux, de la pluie, du soleil... des hommes. Un peuple est autonome quand l’esprit des échanges est le sien, il perd son autonomie quand l’esprit des échanges appartient à quelqu’un d’autre, à un gros marchand capitaliste new-yorkais et protestant, par exemple.

En substituant à une relation fondée sur la réciprocité, un rapport fondé sur l’asservissement, nous avons considérablement réduit et appauvri notre vision du monde et avec elle notre conception de l’autonomie. Quand le mouvement Sin tierra, comme l’organisation Via Campesina parlent de l’autonomie alimentaire ou de la «souveraineté alimentaire des Etats» , ils sont réducteurs dans le sens où l’autonomie ne se réduit pas à une question de subsistance. Les Gitans, par exemple, n’ont jamais été autonomes d’un point de vue alimentaire dans le sens où ils n’ont jamais produit eux-mêmes les aliments dont ils avaient besoin, ils étaient des voleurs de poules, ce qui est plus passionnant.

Ce qui intéresse les grands marchands, c’est de s’emparer de l’esprit des échanges et donc de réduire les peuples en esclavage.

L’autonomie politique que nous proposent les Zapatistes avec la formation des conseils de bon gouvernement repose sur une autonomie culturelle, une vision du monde, qui n’est pas celle du grand marchand new-yorkais dont nous parlions plus haut. C’est sur ce plan de la pensée que tout se joue.

Où l’on parle de prestige, de lingerie et de médecine

L’autonomie est une affaire de pensée: chaque peuple conçoit à sa manière la relation à l’autre à travers l’ensemble de ses usages et de ses coutumes, ce sont ses valeurs. La perte de l’autonomie passe par l’assujettissement de la pensée, quand les «valeurs» 1 occidentales prennent le dessus et s’imposent comme mode de vie. Il faut entendre par «valeurs», non les valeurs proclamées mais les «valeurs» effectives qui induisent une pratique, un comportement, une manière d’être et de se vêtir, par exemple, et qui sont implicitement reconnues par l’ensemble de la société. Ce changement de valeur se note quand une jeune femme indienne délaisse le huipil richement brodé de sa communauté pour une robe de confection (ou encore quand une jeune femme métis abandonne la robe de confection pour le huipil indien).

«Se nos ataca con ideas y costumbres distintas a la nuestra y asi quieren destruir nuestros valores y quieren acabar con la convivencia respetuosa de muchas culturas como la que proclamamos los indígenas zapatistas 2 ». (On nous attaque avec des idées et des coutumes différentes des nôtres et, ainsi, ils veulent détruire nos valeurs et en finir avec une vie commune fondée sur le respect de beaucoup de cultures comme celle que nous, les indigènes zapatistes, proclamons.)

C’est sur cette ligne invisible, cette frontière la plupart du temps ignorée qui partage deux modes d’être, deux visions du monde aussi rationnelles l’une que l’autre, que se jouent la défaite ou la victoire. La médecine occidentale est porteuse d’une vision de l’homme, d’une conception de l’être humain, issue de l’organisation sociale occidentale, issue de ce cosmos particulier, de ce mode de pensée particulier qu’est la société occidentale. La médecine chinoise véhicule une autre vision de l’homme. La médecine indienne aussi. La médecine des peuples mayas est liée, elle aussi, à une conception de l’homme et de l’univers où s’équilibrent les forces cosmiques du chaud et du froid, du sec et de l’humide, qui lui est propre. Quoi que l’on pense, la science n’est pas neutre, elle est subordonnée à une vision du monde, elle-même subordonnée à une organisation sociale. Il en va de même dans tous les domaines, pour l’éducation, par exemple, on ne peut prétendre à l’autonomie si l’on reproduit fidèlement les modèles de la pensée qui nous domine, c’est seulement préparer le terrain d’une reddition annoncée.

«Porque la autonomía es parte fundamental para los pueblos indígenas, porque con la autonomía tenemos el derecho a pensar, a decidir, a organizarnos y gobernarnos como pueblos, de acuerdo a nuestra forma de entender, de acuerdo a nuestros conocimientos de la vida y del mundo, de acuerdo a nuestra cultura como pueblos 3». (Parce que l’autonomie est fondamentale pour les peuples indigènes, parce que l’autonomie nous donne le droit de penser, de décider, de nous organiser et de nous gouverner comme peuples, en accord avec notre manière de penser, en accord avec nos connaissances de la vie et du monde, en accord avec notre culture en tant que peuples.)

Du mal d’*espanto \ et de la mort comme suicide **

Un peuple n’abandonne pas ses valeurs, ses usages, sa langue, son costume... facilement. Il doit y être contraint par la force des choses, et des armes, même asservi, vaincu, il persiste dans son être déchu, dans son obstination à être. Il a son esprit chevillé au corps. Il convient alors d’agir sur sa pensée, de le terroriser, de «l’espanter» . Pour León-Portilla, «le massacre d’Acteal et les massacres dont parle Rigoberta Menchu [durant la guerre civile au Guatemala] ont été perpétrés pour effrayer et intimider ceux qui ont appuyé les Zapatistes ou ceux qui voulaient résister à la violence de l’armée et des paramilitaires. C’était pour les terroriser, pour qu’ils se taisent à jamais, cela rappelle ce qu’écrivait en son temps Bernal Díaz de Castillo au sujet du massacre des Indiens orchestré par Pedro de Alvarado: ‘Certains disent que ce fut pour leur voler leur or, moi je crois bien que ce fut pour les épouvanter et les laisser stupéfaits d’horreur’.»

La subordination commence par la terreur, ensuite elle se fait insidieuse et sournoise. «Toute mort est un suicide» , écrivait Borges, il en va ainsi pour la mort des peuples.

Nous avons tendance à ne voir que l’autonomie politique, nous ignorons le socle culturel sur lequel elle repose. C’est à travers un mouvement de reconstruction culturelle, de «reconstruction éthique» , pour reprendre une expression d’un leader mixe , que peut émerger une autonomie politique élargie. Au Chiapas, cette reconstruction culturelle fut en grande partie l’œuvre de Samuel Ruiz, évêque de San Cristobal, de son équipe et des catéchistes indiens qui ont été formés dans ce sens 4. L’autonomie au niveau politique est venue après, à la suite, pour couronner et consolider ce premier mouvement de reconstruction sociale et de sauvegarde des valeurs.

D’un antique savoir-vivre et des barbus

Dans le Vieux Monde, un antique savoir-vivre perdure encore dans certaines franges de la société, c’est cet antique savoir-vivre qui oppose une résistance à l’impérieuse décomposition sociale et ce n’est qu’à partir de cet antique savoir-vivre que peut se reconstituer une vie collective. Il est en général ignoré par les militants politiques de tout bord qui ont tendance à mettre la charrue avant les bœufs. Cette éthique, bien qu’en général pratiquée par les révoltés, les rebelles et les guerriers du Vieux Monde, n’est toujours pas mise en avant comme exigence fondamentale de vie, cela viendra peut-être un jour.

Cette éthique n’a rien à voir avec la morale des barbus chrétiens, juifs ou musulmans, rien à voir avec la morale de la religion de la transcendance, dont le fondamentalisme et la rigidité des mœurs, ou puritanisme, ne sont d’aucune manière une critique de l’aliénation, mais une attitude spirituelle bloquée, purement émotionnelle, commandée par l’aliénation, qui va de pair avec elle.

Georges Lapierre

* quand sous l’effet de la peur, l’esprit s’échappe pour nous laisser sans force

  1. Les guillemets sont de rigueur dans le sens où ces «valeurs» sont négatives et touchent à ce phénomène d’implosion sociale dont je parlais plus haut. Toutes les valeurs sont liées à la recherche du prestige, à la recherche de la reconnaissance. Pour un Indien tzeltal, avoir une charge importante dans la communauté grâce à son dévouement au bien commun est quelque chose de prestigieux, pour un Occidental posséder un quatre-quatre est prestigieux

  2. Lettre du comandante David lue au cours du forum de Via Campesina à Cancún, septembre 2003

  3. Ibidem

  4. Cf. la préface d’André Aubry à la traduction française du livre de Guiomar Rovira ¡Zapata vive!