QUESTIONS D'HIER ET DE DEMAIN :Les Lumières et l?allumeur de réverbères

von Bertrand Burollet (FCE - France), 10.06.2004, Veröffentlicht in Archipel 114

Dans le dernier numéro d’Archipel, Robert Kurz, de manière lumineuse et passionnée évoquait: «Les lumières de l’Aufklärung. La symbolique de la modernité et l’élimination de la nuit.» Voici quelques petites idées trouvées de-ci de-là, en guise de réponse, de complément et parfois de polémique, pour un peu de clarté.

Pour commencer, jouons un peu sur les mots d’une langue à l’autre. Dans mon petit dictionnaire, Aufklärung est traduit par: éclaircissement, renseignement, information. «Lumières» n’a pas le même sens, et pourtant, le terme «Siècle des Lumières» se traduit par «Zeitalter der Aufklärung». Dans la version allemande est ajoutée une connotation pédagogique, non présente dans le français, le mot «lumières», lui, se comprend en opposition à «obscurités, obscurantismes». La pédagogie des Lumières est indéniable, le but de l’Encyclopédie – par exemple – est bien de partager le savoir ou de le faire partager au plus grand nombre, mais à la différence de l’allemand, cette connotation n’est pas présente en français dans le mot qui définit la même période historique. De plus, le mot Aufklärung a un deuxième sens: «La reconnaissance de l’ennemi» *, qui vient un peu plus brouiller les pistes de la compréhension. Toujours dans mon petit dictionnaire, au nom Aufklärer je trouve: rationaliste. Les termes traduits et retraduits portent en eux beaucoup d’incompréhensions. Passer de la Raison revendiquée par les Lumières – en opposition à ce qui vient de la révélation ou de la foi – au rationalisme, n’est pas automatique. «Pour les philosophes des Lumières, c’est la Raison qui doit donner une cohérence à ces différentes formes de connaissance. La Raison n’est pas encore le rationalisme que l’on connaît aujourd’hui, c’est-à-dire une idéologie de la Raison, son appauvrissement par sa réduction au seul calcul scientifique, technique et économique en même temps que l’application de ce calcul à tous les aspects de la vie, naturelle, humaine et sociale.» 1

Lumières ou lumière?

Robert Kurz nous explique que les Lumières* sont responsables de la lumière. Cette lumière artificielle omniprésente qui nous pourrit la vie, nous empêchant de profiter de la nuit – le temps du repos –, nous obligeant à travailler toujours davantage. «On sait depuis longtemps que la confusion entre jour et nuit due à la lumière froide des soleils artificiels perturbe le rythme biologique des humains et provoque des troubles psychiques et physiques»*. Certes, mais on sait aussi que la lumière est un remède efficace contre la dépression. De plus c’est en Finlande, pays où il y a très peu de lumière en hiver, que l’on a le taux de suicides le plus élevé de la planète. Je dois dire que j’aurais très peur la nuit dans une ville sans lumières, heureusement je ne vis pas en ville. La lumière plus l’heure astronomique, le temps abstrait, permettent au capitalisme d’organiser le temps de travail à sa guise, pour son plus grand bénéfice. «Nous lisons dans des documents du moyen âge que le temps de travail des serfs sur des grands domaines durait de l’aube à midi. Cela veut dire que le temps de travail n’était pas seulement plus court dans l’absolu, mais aussi relativement, car il variait selon les saisons et était plus court en hiver qu’en été.»* * Il n’est pas nécessaire d’aller chercher des exemples dans des passés au demeurant pas plus heureux que notre présent, loin s’en faut, pour prouver que le système libéralo-capitaliste est entièrement néfaste. De plus, sur ce principe, comment calculer la journée de travail d’un serf ou d’un paysan vivant par exemple dans les régions les plus septentrionales de la planète? En été cette journée de travail ne doit pas être loin de l’éternité...

«La lumière de la raison moderne, c’est l’éclairage de nuit.»** Tout ceci n’est pas que boutade, comme l’écrit Robert Kurz. Évidemment non, la lumière et le temps sont les symboles d’un système, la thèse en elle-même est de dire que le système capitaliste, libéral, scientiste et technocratique que nous subissons aujourd’hui trouve son origine dans les Lumières. * Je ne partage pas cette vision déterministe de l’histoire, et vais tenter de l’expliquer.

Adam Smith est certainement à l’origine de la «pensée» moderne capitaliste et libérale. Il est le premier à définir la richesse d’une nation par son produit intérieur brut. Ses propos sont sans ambiguïté: «La valeur ajoutée par les ouvriers aux matériaux se résout en deux parties: l’une paie leurs salaires, l’autre les profits réalisés par leur employeur». Ces profits sont «réglés par la valeur du capital engagé et sont plus ou moins grands selon son importance» 2.

«Il n’existe, à mon sens, qu’une seule possibilité de développer de façon intégralement cohérente l’axiomatique ambiguë des Lumières: c’est l’individualisme libéral . Et la traduction politique, elle-même la plus radicale et la plus logique de ce dernier, se trouve dans le discours de l’Économie politique dont La richesse des Nations d’Adam Smith représente la première version accomplie» 3.

Adam Smith vit au Royaume-Uni où, contrairement à la plupart des autres pays d’Europe, l’absolutisme ne sévit plus; Smith, de surcroît, y voit se développer les débuts de la Révolution industrielle. Les «philosophes» continentaux des Lumières ne vivent absolument pas dans le même contexte social et politique. Kant, Rousseau, Diderot... ne sont pas Adam Smith.

«Qu’est-ce que les Lumières? La sortie de l’homme de sa minorité dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement (pouvoir de penser) sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable (faute) puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude! (Ose penser) Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières» 4.

«... c’est donc essentiellement une démarche qui fait appel à la Raison et à l’esprit critique dans le but de rendre le monde intelligible à tous. A cette époque – il faut le rappeler – cela a une portée politique énorme et un impact subversif certain dans une société fondée essentiellement sur des institutions autoritaires et dogmatiques (Royauté, Eglise), sur des traditions visant au maintien du statu quo (noblesse, corporations, etc.). Derrière une démarche en apparence essentiellement philosophique se dessine donc avant tout un projet politique que l’on pourrait résumer brièvement comme suit: la Raison et l’esprit critique comme fondement de l’individu (5) et les individus librement associés comme la base de la société. Ces aspects révolutionnaires du projet politique des Lumières me paraissent encore aujourd’hui avoir toute leur portée subversive» 1.

Pour Diderot et d’Alembert,** l’Encyclopédie, symbole s’il en faut des Lumières, se veut la description des arts, des sciences et des métiers de leur époque. Pour eux, les arts sont toutes les activités humaines, manuelles, mécaniques, spirituelles, imaginatives. L’Encyclopédie se veut d’abord un bilan détaillé, un bilan jusque-là jamais établi. Les techniques des arts manuels ou mécaniques, des beaux-arts se transmettent dans le secret des ateliers, dans la domination du maître à son apprenti. La diffusion à grande échelle d’une description de l’état des connaissances dans tous les domaines serait déjà une entreprise révolutionnaire. Révolutionnaire car elle chamboule les hiérarchies traditionnelles des connaissances, les techniques sont promues au rang de savoir, les techniques ne sont plus seulement des savoir-faire transmissibles uniquement par l’apprentissage. Il fallait être introduit ou parrainé pour accéder au savoir, l’Encyclopédie veut bouleverser la traditionnelle transmission des savoirs et par là déposséder les «maîtres» de tous leurs pouvoirs.

La principale ambition des Lumières était la diffusion des connaissances afin de faire reculer l’ignorance et la superstition.

Je pense aujourd’hui, comme les Encyclopédistes* hier, que la diffusion du savoir est indispensable. Les scientistes ou techno-scientistes au service du libéralisme, du fric, jouent sur du velours, personne ne comprend rien à leurs bidouillages. OGM, biotechnologies, nucléaire, nanotechnologies... échappent au commun des mortels et pourtant dessinent le futur de nos sociétés, un futur nauséabond. L’ignorance, la superstition, l’obscurantisme sont toujours présents, les «maîtres» ont retrouvé tous leurs pouvoirs. « ... à partir du XIXème siècle, la science au lieu de se mettre au service de tous les hommes, s’est plus particulièrement mise au service de certains hommes , à savoir les classes dominantes, la bourgeoisie et l’État, pour renforcer leur pouvoir de domination sur la nature et les populations.»* 1

Et que dire de Jean-Jacques Rousseau, d’abord Encyclopédiste, il finit par s’opposer radicalement aux Lumières* mêmes * et pourtant, lui aussi ennemi farouche de l’obscurantisme et de l’absolutisme, est un penseur de son siècle, celui des Lumières.

«Rousseau réussit ce paradoxe de réaliser ses ambitions de jeunesse en dénonçant chez les autres des motivations secrètes qui furent les siennes et des convictions idéologiques qu’il adoptait lorsqu’il pensait à faire son chemin. On connaît sa thèse: le progrès des sciences et des arts n’est pas porteur d’un progrès moral; le développement des Lumières n’est pas le moteur d’une marche en avant de l’humanité. Les Philosophes ne sont donc pas ce qu’ils prétendent être. Ils manquent la vérité qu’ils prétendent servir et diffuser, ils sont esclaves d’une opinion qu’ils voudraient libérer en la démystifiant... Il le dira expressément dans ses dialogues: le système de Jean-Jacques est en réalité le système de la Nature. Celui des intellectuels est au contraire anti-naturel 6 .

Le maître mètre

«Le système métrique a été instauré en 1795 par la Révolution française, (...), la mise en marche de la machine mondiale économique du capital était corrélée à la représentation de l’univers et de la nature comme une machine grande et unique et les mesures astronomiques devenaient leur code commun». *

Pourquoi alors, le Royaume-Uni a-t-il été le dernier pays d’Europe à adopter – définitivement en 1985 – le système métrique? Et le système décimal, pour sa monnaie la Livre, en 1971? Pourquoi la première puissance économique actuelle, les Etats-Unis, mesure-elle encore les distances et la vitesse en miles et non en kilomètres? Le pétrole se vend au baril sur le marché mondial – 159 litres –, au détail il se vend en litres en Europe, en gallons aux USA...

La Révolution française, après l’anglaise et l’américaine, marque le début du règne de la bourgeoisie et du capitalisme moderne. Malgré tout, en son sein ont existé des mouvements anti-bourgeois, les «Enragés» pour la remise en cause du commerce, «la conspiration des égaux» de Gracchus Babeuf qui refusait le dogme de la propriété privée... La Révolution française est le fruit des Lumières. Mais plusieurs Lumières se sont affrontées en ces temps révolutionnaires, Voltairiens-Girondins contre Rousseauistes-Montagnards – pour simplifier – par exemple. D’autre part la Révolution n’a pas toujours été tendre avec les représentants des Lumières, Condorcet, parce qu’il était Girondin, Lavoisier, parce qu’il avait été fermier général sous Louis XVI, entre autres, ont été condamnés à mort.

Où est la lumière dans toutes ces Lumières?

Les pensées de ce «siècle» sont complexes et souvent contradictoires, quel siècle d’ailleurs aurait pondu une seule pensée? On ne peut unifier les Lumières pour en faire le vecteur simple qui mène à un présent que nous réfutons. Ou alors il faut accepter que d’autres, nettement moins bien intentionnés, aillent encore plus loin, et prétendent par exemple que des Lumières à Auschwitz ou Hiroshima il y a une voie directe, dédouanant par là même, ceux, et leurs complices actifs et passifs, qui ont commis l’abomination, la mise à mort programmée et industrialisée. **

Le romantisme naît en réaction aux* Lumières, le romantisme ouvre la voie au nationalisme, à son tour le nazisme est issu du nationalisme. Donc, un raccourci hyper-rationaliste permettrait de dire que les Lumières * portent en elles le nazisme...

«Tous ce qui a été despotique dans le marxisme vient de ce libéralisme moderne et éclairé». * J’allais oublier, le stalinisme et le goulag sont aussi issus des Lumières

Restez couchés!

«... la nuit, le sommeil et le rêve pourraient devenir les mots d’ordre d’une critique sociale émancipatrice. La résistance contre le Marché total naîtra peut-être quand, radicalement, les gens s’arrogeront le droit à une bonne grasse matinée» *. Je partage sans réserve aucune cette conclusion. Pour terminer et en guise de boutade – ou pas – cette pensée de Lao Tseu: «Au lieu de maudire les ténèbres, mieux vaut allumer une bougie».

* Robert Kurz. Archipel No 112 en allemand, No113 en français.

  1. Bertrand Louart: Quelques éléments d’une critique de la société industrielle

  2. Adam Smith: La richesse des

nations

  1. Jean-Claude Michéa: Impasse Adam Smith

  2. Emmanuel Kant: Qu’est-ce que les Lumières?

  3. E. Kant: «Sapere aude»: aie le courage de te servir de ta propre intelligence

  4. Georges Lapassade: Rousseau et les Encyclopédistes