QUESTIONS D'HIER ET DE DEMAIN : Simon Bolivar, «El Libertador»

von Gérard Chaupin , FCE France, 22.03.2004, Veröffentlicht in Archipel 111

Bolivar, un nom qui évoque une grande épopée libératrice et pourtant, il tient bien peu de place dans les manuels scolaires, en regard de ce que son courage, sa clairvoyance et sa ténacité ont bousculé de frontières et de dominations coloniales.

Celui qu’on appellera plus tard El Libertador est né le 24 juillet 1783 à Caracas (Venezuela), à la veille de la Révolution française et l’année même de la reconnaissance par les grandes puissances européennes de l’indépendance des Etats-Unis.

Issu d’une famille de riches propriétaires vénézuéliens d’origine basque, il est élevé par ses oncles et surtout par ses précepteurs. C’est en 1799 qu’il effectue son premier voyage en Europe, en Espagne tout d’abord, puis en France où il étudie et fréquente les salons parisiens. Il assistera même, ne se décidant à s’y rendre qu’au dernier moment, au couronnement de Napoléon ler à Notre-Dame. A partir de ce jour, il le regardera comme un «tyran hypocrite» . Ce n’est pas la couronne que Bonaparte place lui-même sur sa tête qui impressionne Bolivar, mais l’acclamation universelle du peuple, le «consensus» qui semble exister autour de sa personne. Mais c’est à Rome en 1805, sur le Mont Sacré, qu’il décidera de vouer sa vie à la libération d’un continent: «Je jure que je ne laisserai ni répit à mon bras, ni repos à mon âme, tant que je n’aurai pas brisé les chaînes qui nous oppriment par la volonté du pouvoir espagnol» . Imprégné des principaux acquis de la révolution de 89, la Déclaration universelle des Droits de l’Homme et l’abolition de l’ordre féodal, Bolivar retourne à Caracas en 1807, où des cercles d’intellectuels commencent à parler d’indépendance et se regroupent dans le «Congrès Créole».

Le Venezuela se libère

En 1810, à la suite d’un coup d’Etat, le Venezuela devient autonome et la junte, qui a besoin d’armes et d’aide, lui confie la mission de mener des tractations avec l’Angleterre. A Londres, Bolivar rencontre Miranda: Vénézuélien lui aussi, il s’est battu pour défendre la Révolution française, était Général de Brigade victorieux à Valmy, puis a été expulsé de France. Bolivar parvient à le convaincre de rentrer avec lui à Caracas. Miranda y reçoit un accueil triomphal. Il a revêtu pour l’occasion sa tenue de Général de l’armée française. Il est nommé lieutenant-général et prendra bientôt le commandement des opérations militaires.

La junte au pouvoir, partagée, reste hésitante et tarde à proclamer la République. Mais un club est créé, et Bolivar prend la parole devant ce «forum». Il exhorte la junte à poser «sans crainte la première pierre de la liberté sud-américaine en proclamant enfin la République» . Deux jours plus tard, c’est chose faite. Cependant la contre-révolution avance, armée par l’Espagne peu encline à lâcher un empire colonial qui est sous sa férule depuis trois siècles. Les cieux semblent alors se ranger du côté des royalistes puisqu’un jeudi saint de 1812, alors que des milliers de fidèles sont réunis dans la maison de Dieu et prient avec ferveur, un tremblement de terre ébranle le pays et touche principalement les villes républicaines, donnant l’occasion aux prélats de déclarer la République maudite. Bolivar, lui, ne se décourage pas pour autant: «Si la nature s’oppose à nous, nous lutterons contre elle et ferons en sorte qu’elle nous obéisse» .

Après avoir subi des défaites militaires qu’il attribue au manque de détermination des combattants, Miranda demande l’armistice et celui-ci est signé par l’entremise de l’Angleterre. Bolivar est consterné et jette Miranda en prison. Puis ce sera l’exil en Nouvelle Grenade, l’actuelle Colombie, qui est, elle aussi, le théâtre de mouvements d’émancipation victorieux, comme la plupart des colonies espagnoles. Bolivar y écrit le «Manifeste de Carthagène» où il développe déjà le projet auquel il va désormais s’atteler: la reconquête militaire de Caracas. La menace d’une invasion espagnole venant du Venezuela finit de décider la junte de Nouvelle Grenade à autoriser Bolivar à lever une armée pour passer à l’offensive; traversant les Andes, il est victorieux. Il utilise parfois la ruse: il envoie des émissaires en avant-garde qui répandent la nouvelle qu’il dispose d’une armée de 17.000 hommes. C’est au cours de cette campagne qu’il fut baptisé El Libertador par les populations enthousiastes.

Mais par la suite, les crimes et les atrocités commis par les troupes royalistes ont freiné l’engouement populaire, d’autant qu’en Europe, l’échec de la campagne de Russie laisse prévoir le retour de Ferdinand VII sur le trône d’Espagne et donc l’envoi aux «Indes» d’un corps expéditionnaire «pacificateur». Bolivar lance alors le décret de «guerre à mort» , préférant sans doute menacer haut et fort pour avoir moins à exécuter. Après 2.000 km jalonnés de victoires, la «Campagne Admirable» se termine par l’entrée à Caracas en 1813 où le libérateur est salué par une foule en liesse. Un gouvernement provisoire est mis en place, mais la guerre n’est pas finie pour

autant. Des noyaux royalistes reprennent leurs activités et les Espagnols envoient des troupes en renfort.

La révolte des Llaneros

Alors éclate la révolte des Llaneros , des paysans éleveurs qui peuplent le sud du Venezuela, région très rude. Ils étaient restés jusqu’alors étrangers au conflit opposant les indépendantistes aux royalistes, mais manipulés par un Espagnol, Boves, ils se montrèrent soudain hostiles au nouveau gouvernement qui prétendait bouleverser leurs habitudes sociales en promulguant de nouvelles lois. Leurs troupes nombreuses, armées de longues lances, livrèrent aux républicains des batailles acharnées et très meurtrières. En 1814, devant ces hordes qui progressent chaque jour, Bolivar doit faire évacuer les habitants et l’armée de Caracas. Seules quelques nonnes, trop attachées à leur couvent, ne quitteront pas la ville.

Pour la deuxième fois en un an, Bolivar doit prendre l’exil en Nouvelle Grenade.

En Espagne, Ferdinand VII est remonté sur le trône et l’arrivée du corps expéditionnaire est imminente. En Nouvelle Grenade, voyant les luttes fratricides prendre de l’ampleur dans les rangs républicains, Bolivar décide de se démettre de ses fonctions de chef de l’armée. En 1815, il embarque pour la Jamaïque. Il y écrit la «lettre de la Jamaïque» où, pour la première fois, il esquisse les principales lignes de la grande idée qu’il s’acharnera à réaliser jusqu’à sa mort: la formation d’une confédération de nations libres.

Au même moment, le corps expéditionnaire occupe Caracas, exerce une répression sanglante dans le pays et reprend Carthagène. Bolivar va alors solliciter l’aide du Président de la République d’Haïti, Alexandre Pétion, un fils d’esclave élu par un peuple libéré de la domination coloniale française depuis la Révolution. En 1816, Bolivar quitte Haïti avec 300 hommes, essentiellement des officiers, les futurs cadres de son armée.

L'Angleterre à la rescousse

Il tentera plusieurs débarquements qui se solderont par des échecs militaires: la population terrorisée par la répression féroce exercée par le corps expéditionnaire ne se rallie pas. Bolivar se replie en Guyane où il va préparer la reconquête à partir de 1817.

A ce moment-là l’Angleterre se décide à lui envoyer une aide substantielle en hommes, en armes et en espèces, aide bien sûr inofficielle puisque l’Espagne était formellement son alliée. Mais les Britanniques étaient soucieux de préserver un débouché commercial à leur industrie en crise depuis le blocus continental, dans le cas où les rebelles seraient victorieux. En outre, depuis la fin des guerres napoléoniennes, une grande partie de l’armée se trouve désœuvrée et une certaine agitation commence à troubler l’île. C’était l’occasion de se débarrasser d’une partie de ces valeureux combattants devenus indésirables.

Ainsi renforcée, l’armée républicaine reprend quelques villes. En Europe, comme aux Amériques, la propagande espagnole bat son plein; les journaux présentent Bolivar comme un brigand sanguinaire. Aussi pour conférer plus de légitimité au gouvernement qu’il représente, Bolivar réunit le «Congrès d’Angostura» qui l’élit Président de la République, avec des pouvoirs exceptionnels, étant donné la menace espagnole.

L’armée républicaine est prête, et le moment est venu d’envahir la Nouvelle Grenade. A la surprise générale, forte de 2.000 hommes, elle passera par le difficile chemin des Andes et reprendra Tunja... En Nouvelle Grenade, le sentiment républicain renaît: le corps expéditionnaire a commis trop d’atrocités. Les Llaneros se sont joints à la cause de Bolivar et bientôt toute une armée espagnole tombe aux mains des républicains après à peine deux heures de combat: hommes, officiers, armement, munitions, artillerie, cavalerie et ... Général en chef.

Le vainqueur des Andes met en fuite les armées espagnoles et crée en 1819 la République de la Grande Colombie, nom choisi en souvenir de Christophe Colomb qui l’a découverte, formée de trois grands départements: Nouvelle Grenade, Venezuela et Equateur, soit un territoire de près de deux millions de km2.

Les choses évoluent favorablement: en Espagne, une révolution libérale rétablit la Constitution de 1812 et les libéraux se proposent «d’étendre leur glorieuse transformation politique» aux colonies. Si bien que la métropole demande le cessez-le-feu et l’ouverture de négociations entre «les gouvernements de Colombie et d’Espagne» , qui aboutiront à la signature de l’armistice.

Le Libertador est réélu Président de la République de Colombie en 1821.

Bolivar, et celui que certains historiens s’accordent à voir comme son fils spirituel, Antonio José de Sucre, libèrent le troisième département colombien: l'Equateur. Le dernier rempart de la domination espagnole est le Pérou. Une armée républicaine forte de 4.000 hommes en aura bientôt raison.

Ces événements ont eu, bien sûr, un certain retentissement en Europe où, après les quelques années de turbulence révolutionnaire, les guerres napoléoniennes ont ramené le calme monarchique. La France est prête à soutenir l’Espagne dans sa volonté de rétablir l’ordre aux Amériques. Mais l’Angleterre surtout, et les Etats-Unis s’y opposeront, guidés principalement par le souci de ne pas rester en rade dans la conquête des nouveaux marchés. Il n’y aura donc pas d’intervention européenne.

Intrigues

A peine est-il victorieux au Pérou que le Libertador apprend que le Congrès de Colombie lui retire tous les pouvoirs pour diriger la guerre. C’est le fruit de la basse besogne accomplie par Santander, général républicain, à qui reviendra une large part de responsabilité dans l’échec du grand projet bolivarien de confédération d’Etats américains.

Toutefois, vingt ans après le serment qu’il a tenu à Rome, l’empire colonial a cessé d’exister: Bolívar a créé la Grande Colombie; un Etat porte son nom: la Bolivie; il a libéré le Pérou; les autres pays voisins se sont également affranchis: le Mexique en 1824 puis l’Amérique Centrale. Le Panama s’est joint à la Grande Colombie; le Chili et l’Argentine ont vu leurs líbertadores victorieux et le Brésil a gagné son indépendance vis-à-vis du Portugal.

Mais Bolívar dira à cette époque: «Je crains plus la paix que la guerre» . C’est qu’une tâche difficile l’attend: organiser les différents Etats, rompre avec l’ordre colonial, établir des structures démocratiques, affirmer le principe d’égalité des classes et des races, et surtout définir une politique internationale commune à tous ces Etats pour qu’ils puissent défendre ensemble l’immense potentiel de richesses qu’ils détiennent, objet de tant de convoitises, aussi bien européennes que nord-américaines.

A partir de 1826, il consacre ses efforts à élaborer la Constitution bolivienne dont les grandes lignes pouvaient être adoptées par les autres jeunes Républiques, et à préparer le Congrès de Panama où il compte sceller une union des pays issus de l’empire espagnol: Argentine, Chili, Grande Colombie, Guatemala (on englobait alors sous le nom du plus grand Etat centre-américain tous les pays de l’isthme) et Mexique y sont conviés. Mais l’invitation que Santander a envoyée aux Etats-Unis et au Brésil fait que le congrès se solde par un échec.

L'Amérique aux Etats-Unis

Bolívar se méfiait énormément du «grand frère» nordique auquel il reprochait une indifférence à l’égard des mouvements émancipateurs dans les moments difficiles, et un «esprit arithmétique» dans ses relations avec les Hispano-américains. «Les Etats-Unís semblent destinés à semer la misère en Amérique au nom de la liberté» .

C’était déjà un peu: l’Amérique aux Américains... du Nord.

Bolívar essaie ensuite, à défaut d’une plus large union, de mettre en place une Confédération des Andes, regroupant la Bolivie, la Colombie et le Pérou. Mais par la suite, mis à part Antonio José de Sucre qui gardera toujours sa confiance et son amitié, les généraux qui avaient combattu à ses côtés et de ce fait se trouvaient à la tête des nouveaux Etats laissèrent libre cours à leur ambition personnelle et succombèrent à l’appât du gain. En Colombie, la situation devient telle qu’on fait appel à lui. Mais il répond: «Le titre de Libertador est le plus élevé de tous. Je ne me dégraderai jamais en montant sur un trône. Je ne suis ni Napoléon, ni César» .

Constatant le désastre de la nouvelle administration, et déjà très malade, il confie aux Colombiens: «Concitoyens, je rougis de le dire, l’Indépendance est l’unique bien que nous ayons acquis au prix de tous les autres» .

En 1830, Antonio José de Sucre, le seul qui à ses yeux aurait pu assurer sa relève, est assassiné et Bolívar est écarté de toute responsabilité. Profondément affecté par la tournure des événements, celui qui a tenté l'impossible pour accomplir son idéal meurt le 17 décembre 1830, terrassé par la maladie. Peu de temps auparavant, il a écrit une «Proclamation aux peuples de Colombie», sorte de testament politique. L’Histoire a également retenu ce jugement autant désabusé qu’empreint d’humilité sur son œuvre libératrice «J’ai labouré la mer et semé dans le sable...» .

Sources: Bolívar, le Libertador , de Gilette Saurat, ed. J. C. Lattès (1979)