RUSSIE: Quelle "restauration"?

07.05.2010, Veröffentlicht in Archipel 143

Vladimir Poutine est accusé, en Occident et dans l’opposition libérale russe, de «réhabiliter l’URSS», suspect donc de «néo-soviétisme». Le voilà pourtant qui substitue, en tant que fête nationale, le 4 novembre, anniversaire de la victoire sur les Polonais en 1613, au 7 novembre (qui n’est plus chômé depuis 2005), anniversaire de la «Grande Révolution Socialiste d’Octobre», officiellement «oubliée». Comment s’y retrouver? Quel est le sens de ces batailles symboliques? A quoi servent ces ré-emplois de l’Histoire? A quelles fins politiques actuelles?

Délivrée de «l’idéologie» – à supposer que le culte du Marché et du fric-roi n’en soit pas une – l’ancienne Union Soviétique n’est pas privée pour autant de multiples «suppléments d’âme». L’Eglise orthodoxe presse le président Poutine, son fidèle, de rendre obligatoire les cours de religion orthodoxe dans les écoles. Elle se voit bientôt «religion d’Etat». Dans un pays qui compte pourtant 20% de ressortissants d’autres religions, principalement l’Islam, historiquement aussi ancien en Russie que le christianisme (XXème siècle)! Les fastes du tsarisme refont rêver les foules de téléspectateurs. Le désir d’un nouveau «petit père des peuples» pourrait se porter sur Vladimir Poutine, dont l’effigie est partout.

Au Kazakhstan, le beau-fils de l’actuel président Nursultan Nazarbaïev préconise le rétablissement d’un sultanat. Le règne du président-potentat du Turkménistan, Niazov, rivalise déjà en culte de la personnalité ubuesque avec la Corée du Nord. Au Tadjikistan, proche de l’Iran par la langue et la culture, le président Emomali Rakhmanov remet en service, comme symbole de «l’aryanité» nationale, la célèbre svastika . Pour les mêmes raisons «aryennes», la croix gammée stylisée est arborée par les néo-nazis russes et ukrainiens. Passionné de symbolismes emblématiques, le président très libéral de la Géorgie, Mikhaïl Saakachvili, l’homme à la rose, a renoncé au drapeau national républicain au profit de celui, nationaliste, ethnique et religieux, arborant la croix du royaume géorgien du haut Moyen âge. Et ce dans un pays dont 30% de la population appartient à d’autres ethnies et religions, notamment l’Islam.

Les choix ethnocratiques guident également les dirigeants des Etats baltes et les nationalistes d’Ukraine occidentale. En Galicie et en Lettonie, les hommages aux mouvements fascisants des années 1930-40 et aux anciens SS se succèdent, sous l’influence des diasporas issues des mêmes traditions, sans que cela inquiète une «communauté internationale» pourtant rigoureuse en matière de «Shoah». Or c’est précisément dans ces régions qu’en 1941, les Einsatzgruppen nazis et leurs alliés nationalistes locaux, Polizei et plus tard légions SS, ont entamé les exterminations massives de Juifs, de Tziganes et de Slaves. Partout en ex-URSS, les passions identitaires semblent devoir apporter les «courants chauds» (et parfois incendiaires) susceptibles de compenser les eaux glaciales du Capital. Bref, comme on disait en 1989-91, c’est la «mort des Idéologies». Ben voyons…

Un passé toujours présent Comment, dans un tel chaos mental, peuvent s’élaborer les rapports au passé soviétique, les réécritures nécessaires de l’Histoire, si ce n’est dans la confusion et les passions peu propices à la connaissance? Nous scrutons les travaux d’historiens, les manuels scolaires, nous y découvrons bien des choses neuves et intéressantes, des réflexions poussées que l’on ignore en Occident, et qui mériteraient d’être connues.

Mais la scène médiatique et commerciale ne s’encombre pas trop des ces travaux «sérieux». Qu’est-ce qui domine la presse people et les kiosques de rue à Moscou? Les best-sellers de révélations fracassantes, les secrets d’alcôve du Kremlin, l’occultisme et la magie noire. Au torrent d’ouvrages et d’émissions de télévision diabolisant la révolution, Lénine et Staline, répliquent depuis peu des livres de «réhabilitation» des mêmes, de sorte qu’on ne quitte pas le genre très prisé et traditionnel en Russie; la pensée manichéenne et sectaire, la propension au jugement normatif, moralisateur et, désormais, ce «stalinisme à rebours» qu’est devenue l’idéologie anticommuniste.

Il n’est que de voir les thématiques d’un certain nombre d’études sur le bolchevisme: maladie sociale, fruit des troubles psychiatriques de Lénine, excroissance du fantasme sectaire déjà présent dans l’anarchisme et le populisme, expression de la lie sociale, complot étranger pour détruire la Russie, intervention du Diable, etc… On se prend à regretter la fin de l’ère soviétique lorsque, sous Gorbatchev, les grands médias avaient ouvert la voie à de véritables et consistants débats politiques et historiens. Ce temps-là est bien révolu!

Des commentateurs russes ont expliqué, après le 11 septembre 2001, que le terrorisme international avait ses sources en Russie: les populistes du XIXème siècle, les anarchistes, les Bolcheviques ont montré la voie à Ben Laden, et sous le régime soviétique, «Moscou était la capitale du terrorisme mondial» . Récemment, George W. Bush leur a emboîté le pas, comparant Ben Laden à Lénine et à Hitler. On n’est donc pas en présence d’excès de langage isolés. Il s’agit d’une hystérisation généralisée du discours politique. «L’Empire du Mal» , «l’Axe du Mal» sont véritablement un mode de pensée de la scène politique contemporaine. Et cependant…

L’ère des révélations Contrairement à l’Occident, l’ex-URSS ne professe pas de «pensée unique» sur l’URSS! Dans le rapport au passé soviétique en Russie, on peut distinguer en une vingtaine d’années trois phases où dominent successivement trois genres d’état d’esprit.

La première, qui va de la glasnost gorbatchévienne (1986) au milieu des années 1990, est le temps de la révélation. Les archives qui délivrent leurs secrets longtemps gardés, la découverte «des crimes lourds où l’on saigne» 1 après des décennies d’occultation provoquent un séisme émotionnel et moral. La remise en question des mythes qui ont illuminé des générations avance par étapes: de la dénonciation du stalinisme – amorcée en 1956 et 1961, gelée sous Brejnev en 1966, reprise par Gorbatchev en 1986 – on passe au rejet de la révolution de 1917, de Lénine, de Trotski (il venait à peine d’être réhabilité) et, bientôt, de toute la tradition des «Lumières» et du progressisme. Staliniens repentis (l’idéologue en chef Alexandre Iakovlev est en tête de ces dénonciations), historiens libéraux (Yuri Afanassiev), idéologues démocrates nationaux (Alexandre Tsipko), intellectuels réformateurs ou nationalistes œuvrent à l’éradication du communisme. Un «nouvel historien» s’impose, le général Dmitri Volkogonov, ancien responsable à l’éducation politique de l’armée (jusqu’en 1986, il tient des discours très orthodoxes). Il bénéficie de fuites sélectives des archives, organisées par Boris Eltsine, et d’importantes traductions dans les pays occidentaux. Nombre d’historiens scrupuleux critiquent cette exploitation abusive et hâtive des archives, à laquelle se livrent également des collègues occidentaux avides de réquisitoires des «crimes du communisme». Mais rien n’y fait: les médias aux mains des oligarques libéraux et leurs journalistes déchaînés mènent la campagne tambour battant, où l’on voit que l’anticommunisme sert aussi à stigmatiser les ouvriers («complices de l’ancien régime» ), les «paresseux» et les «assistés» qui rechignent à l’initiative privée, les sovki - littéralement «pelles à ordures» que la langue «nouveau-russe» applique aux Soviétiques.

…puis celle de la nostalgie Une deuxième phase s’observe au milieu des années 1990 et jusque dans les années 2000. Les outrances de l’anticommunisme suscitent de plus en plus de réactions hostiles. Non plus seulement chez les communistes et les «nostalgiques» (que les sondages disent majoritaires), mais dans une grande partie de la population qui – des enquêtes d’opinion en témoignent – portent sur le passé soviétique des appréciations nuancées, parfois surprenantes, tout le contraire des manichéismes de l’une ou l’autre propagande. Ce revirement s’accompagne de demandes, agréées par les chaînes de télévision, de repasser de vieux films soviétiques. Il existe maintenant, en télé, un «Canal Nostalgie» qui repasse les émissions favorites du public des années 1960-70, les festivals de la chanson d’auteurs, les «vaches sacrées» du théâtre, de la chanson, des cinémas soviétiques hautement appréciés. Même des critiques libéraux reconnaissent là un patrimoine artistique indéniable – surtout si on le compare aux films américains et feuilletons divers qui ont envahi les écrans depuis 1991.

Revaloriser le passé est indispensable, estime un intellectuel aussi radicalement anticommuniste qu’Alexandre Tsipko: afin de redonner aux gens une meilleure image de soi, et de l’espoir. La propagande médiatique, l’arrogance «nouvelle-russe» et occidentaliste ont blessé l’amour-propre de millions de gens, à qui l’on a signifié qu’ils avaient travaillé et vécu en vain, qu’ils étaient, eux, sovki , des moins que rien.

La plupart, en effet, qui n’avaient aucune responsabilité «dans le régime» , si ce n’est d’avoir bénéficié de ses protections sociales, se sont dévoués sans compter, et ont durement travaillé à construire des villes nouvelles, des usines, des centrales électriques, à enseigner dans les écoles, à soigner dans les hôpitaux, ils ont vécu des peines et des joies toutes simples, ont parfois cru à l’avenir radieux, en tout cas «aimé leur pays» – ce pays que les «nouveaux Russes» pillent et saccagent, promettent à la ferraille.

La «nostalgie de l’URSS» se double, cette fois, d’un profond ressentiment à l’égard de la classe possédante qui l’a détruite tout en privatisant les biens publics.

Outre l’amour-propre blessé et l’indignation que suscitent les demograby (de grabit , piller), il y a des décalages dans le temps qui font qu’on ne parle pas toujours du même «passé soviétique». La dénonciation des crimes bolcheviques et staliniens, du Goulag et de la terreur porte sur une période de violences, de 1914 à 1945 (fin de la guerre) ou 1953 (mort de Staline) dont la plupart des témoins ont disparu. Les anciens Soviétiques encore en vie, ceux qui sont arrivés à l’âge adulte dans les années 1950-70 et qui ont aujourd’hui dans les 50-70 ans, ont pour l’essentiel vécu dans un pays paisible, consensuel, où les améliorations du niveau de vie furent incessantes, jusqu’au seuil des années 1980. Ceux qui eurent alors vingt ans, les plus jeunes, âgés de 45 ans aujourd’hui, ont déjà une expérience différente: une enfance sous Brejnev, un début d’âge adulte dans les tourbillons de crise et des «réformes», souvent propulsés dans la vie nouvelle – là où les plus âgés ont été pour la plupart désorientés ou brisés.

Outre les décalages dans le temps, il y a les différences d’expériences. Les anciens dissidents réprimés n’ont pas les mêmes «souvenirs» que ceux qui ont vécu dans la normalité brejnevienne. Les gagnants du libéralisme n’ont pas le même point de vue que les perdants. Et ceux-ci, de loin les plus nombreux, ont pu idéaliser le passé soviétique, vu des bas-fonds et de la détresse où beaucoup ont sombré dans les années 1990.

(à suivre)

Jean-Marie Chauvier

Bruxelles

  1. Paroles d’une chanson de Vladimir Vissotsky (1938-1980), acteur, poète et chanteur interdit de publication de son vivant mais dont les enregistrements réalisés lors de ses concerts clandestins passaient de main en main. Il était l’un des maîtres à penser de la jeunesse soviétique de son époque.