TRIBUNE: La théorie comme instrument de domination 2ème partie: l'activité théorique comme champ séparé

von Sophie Roussel, 18.12.2004, Veröffentlicht in Archipel 121

Dans les groupes militants, activistes, politiquement engagés, l'activité intellectuelle est valorisée comme moyen utile voire indispensable de la lutte sociale: être cultivé-e, avoir lu beaucoup de bouquins de référence en vogue, écrire des articles, organiser des séminaires ou des réunions sur des thèmes importants, publier un journal.

Malgré son importance, la critique du jargon théorique reste superficielle. Ce que nous avons appelé le façadisme théorique apparaît comme le symptôme d'un problème culturel plus profond, sorte de partie émergée de l'iceberg. Il semble en effet que le fait même d'envisager une activité théorique comme champ séparé des autres sphères de la vie serait la marque d une culture de la domination.

Nous avons trouvé différents éclairages assez marquants de cette conception dans des ouvrages de Christine Delphy, Georges Lapierre et Claude Lévi Strauss.

Constitution et reproduction des castes intellectuelles

Pour commencer, constatons au travers d'extraits de Delphy à quel point les personnes qui pratiquent l'activité théorique se considèrent comme faisant partie d'une élite et agissent en tant que caste.

Se penchant sur la place de l'activité théorique dans un mouvement social, particulièrement dans son article "le patriarcat, le féminisme et leurs intellectuelles", elle décortique dans un premier temps en quoi la position sociale d'intellectuel-le (intégré-e au système universitaire dans ce cas-ci) entre en contradiction avec l'utilisation de la pensée exprimée dans un but révolutionnaire.

"Je prendrai pour exemple le rôle joué par les marxistes dans l'Université française et dans la classe intellectuelle française en général. Si, aux Etats-Unis, les intellectuels marxistes se comptent sur les doigts de la main et courent des risques, tel n'est pas le cas en France. Le marxisme est largement accepté dans l'Université française. Je ne doute pas un instant de la bonne foi et de la bonne volonté de nos penseurs marxistes. Ils appellent sincèrement la révolution de leurs vœux et œuvrent pour elle dans leurs disciplines.

Mais quel est le résultat de leurs efforts et de leurs travaux? La révolution est-elle plus avancée en France qu'aux Etats-Unis ou en Espagne où le marxisme avait jusqu'à récemment une odeur de soufre et n'était en tous cas pas compatible avec une carrière universitaire? Les analyses de notre intelligentsia marxiste sont étonnamment révolutionnaires. Le seul problème est qu'elles sont écrites dans un langage qui ne peut être compris que par une portion ridiculement petite de la population. Certes, ils dénoncent les postulats réactionnaires et l'idéologie capitaliste partout où ils les voient; mais d'abord ils aiment de préférence les débusquer dans d'autres travaux scientifiques plutôt que dans la production idéologique destinée au grand public; ensuite leurs dénonciations sont extrêmement convaincantes... quand on les comprend. Et en général, seuls leurs collègues peuvent les comprendre. De là résulte le paradoxe qu'ils sont compris et appréciés de ceux qu'ils considèrent comme leurs adversaires politiques, c'est-à-dire leurs collègues réactionnaires, tandis que ceux qu'ils prétendent défendre, au mieux, les ignorent, au pire, les voient comme des mystificateurs donc des ennemis. Quelles que soient leurs intentions, quel est le résultat objectif de leur travail?

Dans la mesure où il s'adresse aux intellectuels de droite et exclut les non-intellectuels de gauche ce travail conforte objectivement la cohésion de la classe intellectuelle dans son ensemble, toutes positions politiques confondues, face aux couches non-intellectuelles de la population."

Dans un deuxième temps, Delphy approfondit cette critique en expliquant la mystification opérée par les intellectuel-le-s quant à la portée de leur analyse.

"Car cela fait partie des intérêts objectifs de la classe intellectuelle, dont nous faisons aussi partie [en tant qu'intellectuelles féministes], de la logique de son maintien en tant que classe, que de prétendre détenir tous les fils, jusque et y compris l'origine des mouvements sociaux, ce qui explique pourquoi cette classe ramène tout, y compris la révolte, à ce qui est son domaine privé: l'analyse. Or ne nous trompons pas: l'analyse a ses limites. Elle peut nous dire le comment, à la rigueur le pourquoi de l'oppression; mais elle ne peut pas plus prétendre à fonder la révolte qui résulte de la conscience de l'oppression, qu'elle ne peut établir la réalité de l'oppression, puisqu'elle-même ne peut procéder qu'à partir du moment où cette réalité est établie sinon elle n'a pas d'objet.

L'oppression est à la fois une réalité et une interprétation de la réalité: une perception de la réalité comme insupportable, c'est-à-dire précisément oppressive. Cette perception de la réalité comme oppressive ne peut être fondée 'en raison', basée sur une analyse qui au départ l'ignorerait puis la "découvrirait". Au contraire les différentes analyses de la société, de la réalité, procèdent à partir de perceptions pré-existantes de ce qui est supportable et de ce qui ne l'est pas, de ce qui est juste et de ce qui est injuste. Il n'y a pas de science qui puisse nous dire que nous sommes opprimées.

L'oppression qui est la conscience devenue objective, parce que partagée, d'être injustement traitées, n'a pas plus de base scientifique que les notions de justice et d'équité. Ceci nous devons nous le rappeler à tout moment; non seulement nos analyses ne peuvent se substituer à la révolte, mais nous devons garder présent à l'esprit que bien au contraire ces analyses procèdent elles-mêmes de la révolte et ne peuvent procéder que d'elle."

Fonction sociale de l'Ecriture: le fondement d'un assujettissement

La lecture de Lévi-Strauss, en interrogeant la fonction sociale de l'écriture, questionne le support et la condition d'existence de l'activité théorique.

"Les villages où j'ai séjourné dans les collines de Chittagong au Pakistan oriental sont peuplés d'illettrés; chacun a cependant son scribe qui remplit sa fonction auprès des individus de la collectivité. Tous connaissent l'écriture et l'utilisent au besoin, mais du dehors et comme un médiateur étranger avec lequel ils communiquent par des méthodes orales. Or, le scribe est rarement un fonctionnaire ou un employé du groupe; sa science s'accompagne de puissance, tant et si bien que le même individu réunit souvent les fonctions de scribe et d'usurier, non point seulement qu'il ait besoin de lire et d'écrire pour exercer son industrie; mais parce qu'il se trouve aussi, à double titre, être celui qui a prise sur les autres.

C'est une étrange chose que l'écriture. Il semblerait que son apparition n'eût pu manquer de déterminer des changements profonds dans les conditions d'existence de l'humanité; et que ces transformations dussent être surtout de nature intellectuelle. La possession de l'écriture multiplie prodigieusement l'aptitude des hommes à préserver les connaissances. On la concevrait volontiers comme une mémoire artificielle, dont le développement devrait s'accompagner d'une meilleure conscience du passé, donc d'une meilleure capacité à organiser le présent et l'avenir.

Après avoir éliminé tous les critères proposés pour distinguer la barbarie de la civilisation, on aimerait au moins retenir celui-là: peuples avec ou sans écriture, les uns capables de cumuler les acquisitions anciennes et progressant de plus en plus vite vers le but qu'ils se sont assigné, tandis que les autres impuissants à retenir le passé au-delà de cette frange que la mémoire individuelle suffit à fixer, resteraient prisonniers d'une histoire fluctuante à laquelle manquerait toujours une origine et la conscience durable du projet.

Pourtant, rien de ce que nous savons de l'écriture et de son rôle dans l'évolution ne justifie une telle conception. Une des phases les plus créatrices de l'histoire de l'humanité se place pendant l'avènement du néolithique: responsable de l'agriculture, de la domestication des animaux et d'autres arts. Pour y parvenir, il a fallu que, pendant des millénaires, de petites collectivités humaines observent, expérimentent, et transmettent le fruit de leurs réflexions. Cette immense entreprise s'est déroulée avec une rigueur et une continuité attestées par le succès, alors que l'écriture était encore inconnue. Si celle-ci est apparue entre les IIIème et IVème millénaires avant notre ère, on doit voir en elle un résultat déjà lointain (et sans doute indirect) de la révolution néolithique, mais nullement sa condition. A quelle grande innovation est-elle liée? Sur le plan de la technique, on ne peut guère citer que l'architecture. Mais celle des Egyptiens ou des Sumériens n'était pas supérieure aux ouvrages de certains Américains qui ignoraient l'écriture au moment de la découverte. Inversement, depuis l'invention de l'écriture jusqu'à la naissance de la science moderne le monde occidental a vécu quelques cinq milles années pendant lesquelles ses connaissances ont fluctué plus qu'elles ne se sont accrues. On a souvent remarqué qu'entre le genre de vie d'un citoyen grec ou romain et celui d'un bourgeois européen du XVIIIème siècle il n'y avait pas grande différence. Au néolithique, l'humanité a accompli des pas de géant sans le secours de l'écriture – avec elle, les civilisations historiques de l'occident ont longtemps stagné. Sans doute concevrait-on mal l'épanouissement scientifique des XIX et XXèmes siècles sans écriture. Mais cette condition nécessaire n'est sans doute pas suffisante pour l'expliquer.

Si l'on veut mettre en corrélation l'apparition de l'écriture avec certains traits caractéristiques de la civilisation, il faut chercher dans une autre direction. Le seul phénomène qui l'ait fidèlement accompagnée est la formation des cités et des empires, c'est-à-dire l'intégration dans un système politique d'un nombre considérable d'individus et leur hiérarchisation en castes et en classes. Telle est, en tous cas, l'évolution typique à laquelle on assiste, depuis l'Egypte jusqu'à la Chine, au moment où l'écriture fait ses débuts: elle parait favoriser l'exploitation des hommes avant leur illumination. Cette exploitation, qui permettait de rassembler des milliers de travailleurs pour les astreindre à des tâches exténuantes, tient mieux compte de la naissance de l'architecture que la relation directe envisagée tout à l'heure. Si mon hypothèse est exacte, il faut admettre que la fonction primaire de la communication écrite est de faciliter l'asservissement. L'emploi de l'écriture à des fins désintéressées, en vue de tirer des satisfactions intellectuelles et esthétiques, est un résultat secondaire, si même souvent il ne se réduit pas le plus souvent à un moyen pour renforcer, justifier ou dissimuler l'autre" .1

Séparation entre "nature" et "humanité": l'impossibilité des rapports égalitaires

Enfin, le mythe de la raison de Georges Lapierre touche en quelque sorte au cœur de cette inspection du rapport théorique au monde. En critiquant fondamentalement rapport de séparation entre nature et humanité, il dit que c'est cela qui dans les fondements de notre vision culturelle du monde empêche quasi totalement la possibilité d'envisager des rapports égalitaires entre individu-e-s. Il est intéressant de lire comment lui-même se sent dépassé par l'ampleur des questionnements sur lesquels il se penche, ouvrant plus de pistes qu'il ne pose de jalons sûrs.

Quelques passages...

"Seule une société fondée sur le travail des esclaves, comme le fut par exemple la société gréco-romaine, peut parler de nature dans le sens d'une séparation entre un monde plein d'esprit, celui des citoyens, et un monde qui en est dépourvu, celui des esclaves. Mais c'est finalement depuis peu, avec l'argent et le type de rapports qu'il induit nécessairement, que le concept moderne de nature prend tout son sens". (...)

"Avec les Indiens Jivaro, nous avons affaire à une attitude inclusive, qui les fait entrer dans une relation de sujet à sujet avec les plantes et les animaux, ce qui signifie qu'ils reconnaissent la qualité de sujet à ce qui n'est pas eux, à celui qui est totalement différent d'eux mais avec lequel ils entrent en rapport. De notre côté, nous avons une attitude exclusive qui dénie la qualité de sujet à tout ce qui est autre. Cet autre se trouve immédiatement placé dans un rapport de subordination." (...)

"Une relation d'égalité et de réciprocité entre deux sujets est finalement assez rare chez nous, à tel point qu'un tel rapport n'est pas inscrit dans notre langue." 2 (...)

Nous sommes d'accord, ce qu'il appelle la "civilisation" commence avec la société esclavagiste, c'est-à-dire une société où l'asservissement est devenu un élément incontournable de la vie sociale, mais cela ne signifie pas pour autant que la raison date de ce moment-là. La pensée positive, oui, qui distingue un univers spirituel d'un univers qui ne l'est pas. "(...) Est-ce l'esclave qui a fourni l'idée de la nature ou au contraire est-ce la différence entre humain et non-humain qui va servir à percevoir la différence entre maître et esclave?

Poser ce genre de question, c'est déjà croire que la pensée est quelque chose (un sentiment, un état, une activité) d'abstrait, une capacité naturelle, une "nature", osons le mot, qui fonctionnerait indépendamment d'une réalité sociale. C'est d'ailleurs ce que dit Lévi-Strauss, qui veut aller chercher la culture dans les neurones, ce qu'il appelle 'réintégrer la culture dans la nature'. Ma thèse est la suivante: c'est la réalité sociale qui est la pensée, réalité et pensée ne sont même pas imbriquées l'une dans l'autre, elles ne font même pas corps l'une et l'autre; la pensée est la réalité sociale, la réalité sociale est la pensée. Ce n'est là qu'une seule et même chose. La division en clans ou en moitiés, qui est une réalité sociale, est la pensée de la division, elle est sa réalité. L'organisation sociale, c'est-à-dire l'ordonnancement des échanges, est la pensée réalisée ou, mieux encore, la réalité de la pensée. La seule réalité. Il n'y en a pas d'autres, la pensée est la réalité, c'est une seule et même chose."

Surgissent ainsi au fur et à mesure de cette réflexion une série de questions fondamentales

Pourquoi écrire, pourquoi penser les choses en dehors de leur utilité immédiate, pourquoi créer de l'abstraction?

Est-il possible d'envisager une activité théorique critique/clairvoyante (autre que la poésie ou la narration) qui serait un moyen d'émancipation? Notre manière actuelle d'envisager la théorie constitue-t-elle un frein à l'extension de la subversion?

Que faire avec tout cela? Comment se détacher de nos schémas culturels de la domination pour aller vers autre chose?

Ironisons un peu, pour finir, sur cette tentative d'écriture: il peut paraître paradoxal de critiquer l'activité théorique par le biais d'un texte assez théorique, basé sur des références "savantes", formulé en des termes assez abstraits et sophistiqués, suffisamment long pour que beaucoup ne tentent même pas sa lecture, etc. Cette remarque nous inclue d'emblée dans la critique; elle nous permet aussi de rappeler que nous ne rejetons pas en bloc la "pensée complexe", mais que nous appelons à débusquer ses impasses et à la renouveler. L'activité théorique serait supposée nous éclairer sur ce que nous faisons, pourquoi et comment. Idéalement, ces choix devraient être effectués en fonction de la meilleure connaissance possible de la situation, découler logiquement des éléments connus. La question d'améliorer notre manière de réfléchir ensemble reste donc une préoccupation majeure. Pour ce faire, il s'agit de continuer à creuser nos outils de réflexion et de communication.

Mais surtout, méfions-nous de ne pas (re)créer un club d'intellectuel-le-s certifié-e-s intelligentes et valables.

Et que ces interrogations prospectives ne nous obnubilent pas au point d'oublier d'habiter l'instant.

Sophie Roussel

  1. extrait de Tristes tropiques, Claude Lévi-Strauss, collection Terre Humaine, 1955; la suite est fort intéressante, à lire dans le bouquin si vous avez envie de creuser

  2. cf. "Digressions indiscrètes à propos d'un problème de traduction"