UKRAINE: Un an après la révolution orange

von Jürgen Kräftner FCE-Ukraine (Transcarpatie), 21.01.2006, Veröffentlicht in Archipel 132

Il n’était guère difficile de prévoir qu’après cette immense fête populaire qu’avait été la révolution orange, tôt ou tard, suivrait la gueule de bois. Même si les intellectuels indépendants ne se berçaient pas trop d’illusions sur le renouvellement de la classe dirigeante et l’émergence d’une politique foncièrement différente, la plupart d’entre eux avait néanmoins participé au mouvement de l’hiver, sur le Maidan kiévien et ailleurs.

Les illusions se ramassent à la pelle

Il n’a pas fallu plus de quelques semaines pour s’apercevoir que la politique du nouveau président Iouchtchenko ne différerait finalement pas tant que ça de celle de son prédécesseur Léonid Koutchma.

D’abord, il s’avéra que le président avait promis simultanément à Ioulia Timochenko et Petro Poroshenko le poste de premier ministre. Sous la pression de la rue, Iouchtchenko dut nommer Timochenko mais pour satisfaire son ami Poroshenko, il lui confia la direction d’un Conseil de Sécurité Nationale, nouvellement créé. Fort de ce poste, Poroshenko s’est très vite mis à faire une politique contraire à celle du gouvernement. L’appareil puissant de l’administration présidentielle n’a guère été reformé et constitue un troisième pôle d’influence dans les plus hautes structures de l’Etat.

Le 4 mars 2005 au matin, l’ancien ministre de l’Intérieur, M. Iouri Kravtchenko a été trouvé mort de deux balles de revolver dans la tête dans sa datcha près de Kiev. Il devait être entendu ce même jour par le procureur général dans l’affaire de l’assassinat du journaliste indépendant Guéorgui Gongadzé en septembre 2000. Kravtchenko était considéré comme principal intermédiaire entre les commanditaires et les acteurs du crime. Le procureur, le ministre de l’Intérieur et les services spéciaux (1) ont opté pour la thèse du suicide et clos le dossier rapidement. Le 3 mars, le député Omeltchenko, rapporteur de la commission spéciale consacrée à l’assassinat de Gongadzé, avait sommé le procureur de faire arrêter Kravtchenko afin de protéger sa vie.

Tel un fil rouge, l’affaire Gongadzé traverse les quatre années de protestation contre le régime Koutchma. Dès son ascension au pouvoir, Iouchtchenko avait proclamé que le crime serait rapidement élucidé, mais il est aujourd’hui évident que trop d’intérêts différents sont concernés pour en arriver au jugement des commanditaires. Il existe un rapport de la commission d’enquête parlementaire qui accuse, en plus de l’ancien président Koutchma et de son ministre de l’intérieur Kravtchenko, l’actuel porte-parole du parlement, Lytvyne. Avec la bénédiction du président, ce dernier a réussi à empêcher que le rapport soit mis à l’ordre du jour de l’assemblée nationale.

Durant ce même mois de mars, des journalistes et des activistes des droits de l’homme lançaient une action de protestation contre le fait que Iouchtchenko reprenait à son compte l’habitude de son prédécesseur de signer des décrets secrets dont seuls les numéros étaient publiés. En son temps, Koutchma en avait signé pas moins de 873. L’opposition extraparlementaire réclame leur publication pour empêcher les abus.

En dépit des attentes et d’une pression accrue de l’opinion publique, de puissants lobbies continuent à dominer la Justice et certains dossiers restent entièrement dans l’ombre. La mort violente de l’ancien recteur de l’université d’Oujgorod au mois de mai 2004, par exemple, est toujours qualifiée de suicide et aucun groupe sérieux n’ose mettre en doute la thèse officielle.

Symbolique

Malgré son importance politique, l’affaire Gongadzé n’est suivie que par une minorité d’Ukrainiens. Un reportage-feuilleton publié par le site indépendant d’information pravda.com (2) sous le titre «Le fils de Dieu» aura porté un tort beaucoup plus important à la renommée du «président du peuple» . La description détaillée du train de vie luxueux de Iouchtchenko Junior (il a 19 ans) a été reprise par tous les médias. Lors d’une conférence de presse, le président en a perdu les nerfs et a traité le journaliste responsable, devant les cameras de la télévision, de tueur. Pour la petite histoire, Iouchtchenko avait conféré à son fils, après la révolution, les droits d’exploiter commercialement les symboles de la révolution orange.

Médias et

opinion publique

Alors que le mythe commençait déjà à vaciller, la démission volontaire du chef de la puissante administration présidentielle (3) Alexandr Sintchenko fit l’effet d’une bombe. La conférence de presse bien préparée du démissionnaire constitue une première dans la vie politique du pays. Sintchenko y prenait soin d’expliquer que l’entourage le plus proche du président était corrompu et filtrait les contacts et les informations fournis au président. Le premier accusé était l’industriel Poroshenko. Egalement propriétaire d’une chaîne de télévision, il a été le principal financeur de la campagne électorale de Iouchtchenko. Le nouveau président est arrivé au pouvoir en promettant une gestion transparente et à l’écoute du peuple, mais surtout de combattre la corruption. Ces accusations ne pouvaient pas le laisser indifférent. Le fait que Poroshenko et le secrétaire personnel du président, Tretiakov, également accusé de corruption, sont les parrains de la famille Iouchtchenko ne fait qu’aggraver l’impression largement partagée que des affaires glauques se trament dans la plus haute sphère du pays. Les deux principaux accusés ont dû quitter leur poste trois jours après les révélations. Du coup, c’est tout le gouvernement de Ioulia Timochenko qui a été dissout. Depuis, les révélations sur les abus de pouvoir sont quotidiennes.

Malgré une influence sensible sur les grands médias, surtout les chaînes de télévision, le nouveau pouvoir n’a pas su (ou pas voulu) s’assurer un monopole tel que Koutchma et son club de milliardaires l’avaient instauré. La première ministre révoquée avait le choix entre les plus grandes chaînes de télévision pour défendre pendant 90 minutes de prime time son point de vue, ce qu’elle a fait avec audace. Des politiciens de l’ancien régime demandaient, stupéfait, où est-ce qu’on avait déjà vu un politique renvoyé se permettant ainsi de se produire devant les médias. Certains ont fait la comparaison avec les pays voisins où Poutine et Loukachenko ne doivent pas craindre que leurs chefs de gouvernement leur fasse de l'ombre.

Bilan du gouvernement Timochenko

C’est un bilan mitigé qui porte déjà l'empreinte de la prochaine échéance électorale. En mars 2006 au plus tard doivent avoir lieu des élections au parlement. Suite au changement de constitution, voté en pleine période de crise en décembre 2004, ces élections sont de nouveau très importantes pour l’Ukraine qui doit passer du régime présidentiel à celui d’une république parlementaire, vraisemblablement dès le 1er janvier 2006.

Pendant la période préélectorale, le bloc du président Iouchtchenko et les partis alliés du gouvernement tentent de profiter de leur position de manière traditionnelle. Il faut remplir les caisses des partis et chercher à placer les «ressources administratives» sous contrôle. Le parlement est dominé par des hommes d’affaire aisés. Avec l’installation d’un système à la proportionnelle pure, les places éligibles sur les listes des partis sont montées à des prix astronomiques; on parle ouvertement de 2 millions de dollars pour une place de député.

Ioulia Timochenko avec son bloc électoral compte avant tout sur sa grande popularité. Pendant son règne, elle a tout essayé pour prouver ses bonnes intentions. On peut difficilement parler d’une politique libérale au sens économique. Les salaires des fonctionnaires et l’allocation chômage ont été augmentés de 20%, les salaires minimaux de près de 40%. Les retraites avaient été doublées deux mois avant les élections présidentielles par le candidat et premier ministre Victor Ianoukovitch. Malgré les craintes, elles ont été effectivement versées et même encore augmentées.

La plupart des familles ukrainiennes avaient perdu leurs économies déposées à la banque étatique Ochadbanque qui avait fait faillite avec l’écroulement de l’Union Soviétique. Grâce à une loi récente, les familles qui n’arrivent pas à payer leurs factures de gaz ou d’électricité peuvent les «payer» avec l’argent perdu lors de cette faillite, c’est l’Etat qui paye à leur place.

L’une des mesures les plus spectaculaires est l’allocation d’une prime à la naissance équivalente à 1.400 euros. Depuis plus de dix ans, l’Ukraine perd environ 1% de sa population, soit près de 500.000 personnes par an. L’effet de la nouvelle mesure était visible cet été sans avoir à consulter les statistiques. Pourtant les sociologues estiment que la diminution de la population va continuer.

Il reste beaucoup de raisons pour la population d’être mécontente. Des manœuvres spéculatives sur le prix du sucre et de la viande produits en Ukraine ont fait grimper temporairement les prix au niveau de ceux de l’UE. Le prix du carburant a augmenté de 50% depuis l’hiver dernier, il a doublé en deux ans. L’Ukraine dépend fortement de la Russie pour son énergie. Lorsque Timochenko a essayé d’intervenir sur les fournisseurs de carburants, ceux-ci ont démontré leur pouvoir en coupant simplement le robinet, ce qui nous a renvoyé à l’ambiance de pénurie du début des années 1990.

Nouvelles privatisations

L’une des plus grandes tâches du nouveau gouvernement est une seconde mise en vente, annoncée avec grand tapage, de certaines grandes entreprises, notamment de la sidérurgie, que Koutchma avait bradées à des hommes d’affaires richissimes parmi lesquels figurait son gendre. La valeur estimée de ces entreprises se compte en milliards de dollars, d’autant plus farouche est le combat entre les différents clans pour s’assurer la meilleure position de départ. Alors que Iouchtchenko s’inquiète notamment dans cette question surtout du «climat d’investissement» , Timochenko défend un point de vue plus justicier.

Corruption aux frontières

Malheureusement, la volonté annoncée du nouveau président de combattre la corruption n’a eu que peu de suites concrètes. Il s’est au contraire avéré que Iouchtchenko avait nommé un ancien trafiquant à la tête du service des douanes, avec pour résultat des contrôles spectaculaires, doublés d’une hausse des pots de vin réclamés par des douaniers aux frontières. La diminution du trafic n’a été sensible que pendant quelques semaines. Ce directeur des douanes a aussi été prié de libérer sa place début septembre.

L’Ukraine et l’Europe

Après l’enthousiasme des premières semaines du nouveau règne, la future adhésion de l’Ukraine à l’Union Européenne est redevenue une sorte de formule à laquelle personne ne croit vraiment. L’abolition du régime de visas pour les ressortissants de l’UE, de la Suisse et du Canada a par contre rencontré un franc succès. Les visiteurs de ces pays ont plus que doublé pendant les premiers mois de la mesure, et c’est pour cette raison (lucrative) que les visas n’ont pas été réintroduits après la phase d’essai de trois mois. En échange, l’Ukraine espère des allègements pour les étudiants, scientifiques et les journalistes d’Ukraine souhaitant se rendre dans les pays respectifs. Pour le moment, la réponse se fait attendre, un sommet entre l’Union Européenne et l’Ukraine devant notamment être consacré à ce sujet. Une partie de l’establishment politique de l’Ukraine voit dans l’adhésion du pays à l’OTAN une bonne étape sur le chemin vers l’Europe. Sur ce point, ils doivent encore convaincre l’opinion publique: selon un sondage récent, seuls 22% de la population sont pour l’adhésion, 56% s’expriment contre.

En province

Une profonde réforme administrative prévoit de réduire, à l’avenir, la mainmise du pouvoir central sur les régions (oblasts ) et les districts (rayons ) et de renforcer parallèlement les conseils élus à ces niveaux. La préparation de la réforme est assez chaotique et rencontre fortes réticences et incompréhension, notamment dues à un manque manifeste de communication. Tout comme à l’échelon national, la politique au niveau local est considérée avant tout comme un moyen de s’enrichir et de s’assurer d’une influence personnelle. Les postes de responsabilité au niveau local ont eux aussi leur valeur marchande. La lutte pour les places à pourvoir dans les administrations a duré près de huit mois après l’arrivée au pouvoir de Iouchtchenko, paralysant ainsi le fonctionnement normal des administrations.

Malgré ce bilan peu enthousiasmant des premiers mois de pouvoir «orange», on peut constater que l’atmosphère en Ukraine a favorablement changé. Parmi les jeunes en particulier, on constate une nouvelle attitude, moins fataliste et plus politique, par rapport à la vie publique. Les prévisions les plus pessimistes ne sont pas devenues réalité: le pays ne s’est pas scindé en deux et aucune politique de bradage néolibérale ne se dessine à l’horizon.

Jürgen Kräftner

FCE-Ukraine (Transcarpatie)

  1. SBU Sloujba Bespeky Ukraïny, successeur ukrainien du KGB

  2. www.pravda.com.ua

fondé par Guéorgui Gongadzé

  1. Sous le régime Koutchma, l’administration présidentielle était la structure la plus influente de l’Etat