EGYPTE: Quand l’obscurité rentre par la porte: répression et résistance en Egypte

von Nicholas Bell Radio Zinzine, 16.09.2017, Veröffentlicht in Archipel 262

Lors d’une réunion du FCE à la ferme de Longo maï du Montois à Undervelier en Suisse, mi-mars 2017, nous avons rencontré le cinéaste germano-égyptien Philip Rizk. Il nous a fait un court et passionnant exposé sur l’évolution de la situation en Egypte autour de quelques dates particulièrement significatives. Je m'appelle Philip, j’ai 35 ans. Après avoir vécu au Caire presque toute ma vie, j’ai déménagé à Berlin. Mon père est égyptien, ma mère allemande. Personnellement, je ne viens pas d’une famille politisée mais quasiment tous mes amis viennent de milieux politisés. Je suis plutôt issu des classes moyennes. A l’époque des événements de la place Tahrir, en 2011, je faisais des films et je faisais partie d’un collectif, nous étions entre dix et quinze. Nous étions tous partie prenante de cette révolte. Nous réalisions et diffusions des vidéos, mais nous ne faisions pas cela en tant que journalistes. C’était une sorte de propagande pour que des gens participent aux manifestations. Nous n’avons jamais cherché l’objectivité. Nous avons donné notre point de vue pour convaincre. Les vidéos étaient très rapidement mises sur internet.

Pendant l’été 2011, nous avons commencé à montrer ces films sur la place Tahrir car beaucoup de gens n’utilisaient pas internet. Il y avait toujours d’importantes discussions politiques lors de ces projections. En 2011, après la démission de Mubarak, les militaires ont occupé le pouvoir pendant neuf mois. Leur grande instabilité au gouvernement vient en partie du fait qu’une nouvelle campagne «Kaziboune» («les menteurs») a été diffusée, qui montrait comment les militaires avaient agressé des manifestants. Ces images n’avaient pas été montrées à la télévision. Un peu partout en Egypte, les gens ont entendu parler de cette campagne et voulaient savoir de quoi il s’agissait. Les images ont joué un rôle très important dans cette révolte. Je veux vous parler de cinq jours particuliers dans l’histoire de l’Egypte des huit dernières années. Vous reconnaîtrez certaines dates, mais d’autres sont moins connues.
Le 6 avril 2008
C’est une date très connue. Une manifestation était annoncée pour ce jour-là, mais elle n’a jamais eu lieu. On se trouve dans la ville d’El-Mahalla El-Koubra dans le delta du Nil. On y trouve les plus grandes industries textiles d’Egypte, implantées sous une très forte influence anglaise. Durant les deux années précédentes, 2006 et 2007, il y avait eu de grandes mobilisations dans une de ces usines pour obtenir de meilleurs salaires et de meilleures conditions de travail. Nous n’avions presque jamais vu ce type de manifestation en Egypte. Puis en 2008, il y a eu une grosse crise suite à l’augmentation des prix des produits alimentaires. Les gens étaient fâchés. Le 6 avril, cette manifestation a eu lieu.
Il faut imaginer que dans cette ville, toutes les familles comptaient un membre employé dans ces usines textiles. La grève annoncée, la direction de l’usine a décidé qu’il fallait négocier et la manifestation a donc été annulée. Mais les gens dans la ville l’attendaient. Au même moment, il y a eu une sorte de confrontation dans la rue entre une dame âgée et un policier. Ce dernier a bousculé la vieille dame et les gens dans les rues sont allés la protéger. Cet incident a déclenché une manifestation.
Quasiment toute la population de la ville est sortie dans les rues. Les services de sécurité sont venus de cinq régions différentes pour encercler la ville. En Egypte, ils sont centralisés, ils sont un bras de l’armée, des militaires, mais qui ne sont pas habillés comme tels. Ce jour-là, il y a eu un grand nombre d’arrestations et d’agressions et un jeune est mort. Un camion de télévision d’Al Jezira s’est alors rendu dans cette ville. Tout ce qu’il a filmé a été confisqué par les autorités, très peu de ces images ont été rendues publiques. Pour plein de gens, ces événements sont vus comme le début des révoltes qui ont mené en 2011 à l’éclatement d’une plus grande révolte. Mais en 2008, les autorités ont réussi à restreindre l’impact de cette manifestation.
Le 23 janvier 2011
La date du 25 janvier est connue mais dès le 23 janvier, une manifestation avait eu lieu dans la ville de Suez, en solidarité avec ce qui s’était passé en Tunisie. C’est à Suez qu’un premier manifestant a été tué par la police. Le 25 janvier, les «classes moyennes» ont appelé à une manifestation au Caire. Ce jour-là, plusieurs milliers de personnes étaient présentes sur la place Tahrir. Mais à la fin de la journée, les autorités étatiques ont réussi à repousser tout le monde, la place a été vidée. Le 28 janvier, un peu partout, des gens sont sortis dans les rues et les postes de police ont été attaqués. Beaucoup de policiers ont pris la fuite, beaucoup des stations de police ont été incendiées. C’est seulement à ce moment-là que l’Etat a vraiment été fragilisé. C’est ce qui a rendu possible l’occupation de la place Tahrir. Les caméras ont filmé la place d’en haut avec la foule mais n’ont pas montré tous les postes de police incendiés.
Après cela, nous avons continué à lutter avec encore un certain espoir.
Le 9 septembre 2012
Cela concerne la lutte d’un village contre la construction d’une nouvelle route. Mais ce chantier ne s’est jamais fait, il a seulement été montré dans les médias. Un villageois, dans un petit film que j’ai réalisé, en évoquant une image de porte qui s’ouvre dans une obscurité symbolique du drame vécu par les Egyptiens en parlant de la révolution de 2011, dit que le 25 janvier 2011 n’a finalement été que la porte qui a laissé entrer l’obscurité.
Le 30 juin 2013
C’est une date connue. Ce jour-là, une manifestation avait été planifiée. Elle a été autorisée par l’État ce qui n’avait jamais été le cas auparavant et ce qui ne s’est plus produit depuis. Il y avait une mobilisation contre les frères musulmans car ils avaient poursuivi la même politique que celle de Mubarak. Pendant la période durant laquelle les frères musulmans ont été au pouvoir, ils ont partagé ce dernier avec l’armée, mais cela n’a pas plu à certaines personnes. Ces dernières ont permis ou au moins favorisé cette manifestation.
Les chaînes de télévision privées mais aussi étatiques ont diffusé des appels à aller manifester, ce qui est totalement unique. Elles ont diffusé des émissions dénonçant tout ce qui s’était mal passé sous les frères musulmans les mois précédents, attisant une véritable colère dans la manifestation. Mais cette colère a été utilisée par d’autres. Le 30 juin, j’étais avec beaucoup d’amis dans les rues mais la manifestation à laquelle j’ai participé n’en rassemblait que quelques centaines. Nous manifestions contre les frères musulmans mais aussi contre les militaires.
A la télévision, les autorités ont donné des instructions sur la manière dont il fallait manifester. Elles ont dit qu’il ne fallait pas manifester contre les militaires, que ce n’était pas le moment. Notre manifestation est devenue de plus en plus petite. Nous nous sommes retrouvés entourés par des masses de gens présents contre les frères musulmans mais qui étaient en désaccord avec notre petite manifestation. Nous avons été attaqués par ces autres manifestants. Après quelques heures, nous sommes repartis à la maison car nous avions complètement perdu le contrôle de la situation. Trois jours plus tard, Sissi faisait son putsch grâce à la légitimité qu’il s’était acquise avec la manifestation qui avait rassemblé des centaines de milliers de personnes.
Sans rentrer dans les détails de ce qui se passera par la suite, je dirai que ce putsch a permi aux militaires de renforcer leur système fasciste. En fait, j’ai vécu toute ma vie dans un système fasciste. Mais après cette date, la répression est devenue encore plus dure qu’avant. Les militaires ont dû rétablir l’autorité qu’ils avaient perdue pendant deux ans et demi. La logique qu’ils ont utilisée ressemble beaucoup au discours nazi par rapport aux juifs durant la seconde guerre mondiale. Les juifs ont été assimilés aux bolcheviks comme les frères musulmans ont été assimilés aux terroristes. Ces deux groupes ont été présentés comme des forces qui voulaient détruire l’Etat et même si nous avons manifesté contre les frères musulmans, le régime militaire les a transformés en quelque chose de différent. Ils ont utilisé la violence contre nous de la même manière dans le régime de Mubarak et dans celui de Sissi. Ils ont arrêté, torturé et tué mais Sissi et son régime ont rendu les frères musulmans responsables de cela, et d’avoir utilisé la terreur contre l’Etat. Ils ont permis au régime militaire de se rétablir, de reprendre le contrôle.
Nous avons vécu une période de sombre déception. Nous avons vu disparaître des personnes avec qui nous avions lutté.
Le 11 novembre 2016
Une nouvelle manifestation a été annoncée. On ne sait pas qui l’a annoncée mais personne n’a manifesté. Ce jour-là, l’Etat égyptien a signé avec le FMI le plus grand crédit de l’histoire de l’Egypte. Je sais que beaucoup de gens voulaient manifester mais la peur était trop grande. Nous pensons que c’est l’Etat qui a fait cette annonce. Le lendemain, le 12 novembre, au lieu de parler de ce fameux crédit du FMI, nous avons parlé de cette histoire de manifestation. Le 12 novembre, on pouvait lire dans la presse que les frères musulmans avaient annoncé une manifestation, mais personne ne s’y était rendu. Le lendemain, les barrières sur la fixation du taux monétaire ont été supprimées. La livre égyptienne avait perdu la moitié de sa valeur. Cela a eu un énorme impact sur les prix alimentaires. Souvent les prix montent de 20 à 30% en un mois.
La génération qui a grandi avec la révolution de 2011, qui a vécu tous ces événements, ces changements, a grandi avec la répression et des hausses de prix spectaculaires. Je suis retourné au Caire six mois après mon départ. La situation dans les rues avait beaucoup changé. L’Egypte que j’ai quittée en 2016 était une Egypte marquée par la peur. Elle est toujours là mais la colère s’y mêle. Cette situation est déprimante. Les prisons sont pleines de détenus politiques mais aussi de gens que l’Etat n’aime pas. Je n’imagine pas à quoi pourrait ressembler la prochaine révolte. Je pense que cela risque d’être beaucoup plus sanglant que la dernière fois. Je n’ai donc pas uniquement de l’espoir.
Maintenant, le ressenti des différentes générations quant à cette période est très différent. Les gens plus âgés ont souvent pensé qu’ils avaient échoué ce qui a une influence sur les autres. Peu d’entre eux ont participé à la révolte. Beaucoup étaient très critiques, nous disant que cela ne fonctionnerait jamais. Ce clivage générationnel s'est réduit, mais il y a maintenant une différence entre ma génération et celle qui a cinq ans de moins. Tellement de choses se sont passées dans ces cinq ans que cela constitue une période déjà énorme.
Aujourd’hui, les frères musulmans sont très fortement réprimés, persécutés. Tous les dirigeants symboliques ou connus sont en prison. La seule suspicion d’être frère musulman suffit à emprisonner quelqu’un, sans besoin de preuve ou de procès. Comme sous Pinochet au Chili, des gens sont régulièrement enlevés, disparaissent.
Ces dernières années, il y a eu régulièrement des petites manifestations des frères musulmans. Ils sortent très rapidement dans la rue pour passer leurs messages mais ils ne restent pas longtemps. La répression est toujours très brutale. D’autres gens manifestent aussi, des gens des quartiers les plus pauvres, qui ont des proches en prison ou qui ont été tués. Il est possible qu’un jour, ces frères musulmans reviennent au pouvoir mais la lutte continuera.
Quant à la radicalisation, elle était à son apogée en 2013, au moment où la contestation s'exprimait dans les rues. C’en fut une conséquence, pas seulement à cause de la répression mais également par expérience politique car la marge de manœuvre n’est pas grande en Egypte. La dernière manifestation à laquelle j’ai participé était en novembre 2013. La veille, l’Etat a annoncé une nouvelle loi qui interdisait les manifestations. Le lendemain, nous avons manifesté contre cette loi. Tous les gens arrêtés pendant cette manifestation ont été condamnés à deux ou trois ans de prison. Certains y sont toujours. Cela a beaucoup changé les choses: il y a eu ensuite d’autres petites manifestations en soutien aux personnes arrêtées. Mais le risque est tellement grand de s’y faire arrêter que de moins en moins de personnes y participent. Nous sommes donc dans une phase où nous attendons de retrouver des forces pour de futures mobilisations. Le régime actuel est plutôt affaibli. Si nous arrivons à un nouveau conflit, cela sera beaucoup moins facile pour l’Etat de le contrôler.